La canonisation dans l’église orthodoxe

par Élisabeth Behr-Sigel

En étudiant brièvement la nature et les critères de la canonisation ecclésiastique, notre but est de montrer ce qu’est « extérieurement » un saint selon la tradition orthodoxe, quels sont les caractères formels de la sainteté qui déterminent la structure générale de toute image hagiographique. D’ailleurs, compris en leur sens profond, ces caractères extérieurs nous révéleront déjà quelque chose de ce qui est l’âme même de la sainteté russe.

NATURE DE L’ACTE DE CANONISATION

« La canonisation est l’acte par lequel l’Église institue la vénération d’un saint » (Fedotov, Les Saints de la Russie ancienne, Introduction, 3).

Il nous faut nous demander quel est le sens et la portée de cet acte. Il ne s’agit nullement de « faire un saint », de le nommer à une sorte de grade, de procéder à une promotion céleste. Par la canonisation l’Église terrestre ne prétend pas conférer au saint une certaine part de gloire supra-terrestre. Il s’agit en réalité d’un acte tourné non pas vers l’Église céleste, mais vers l’Église terrestre, pour l’inviter à vénérer le personnage canonisé dans les cadres et selon les formes traditionnelles du culte public.
En vertu d’un acte de discipline ecclésiastique, la prière pour le repos de l’âme d’une personne défunte (la pannychide) se trouve transformée en prière pour les vivants adressée à cette personne (le molében). C’est là la différence essentielle marquée par la liturgie orthodoxe entre les simples fidèles défunts et les défunts canonisés.

Mais l’existence de saints canonisés n’implique pas qu’il n’y ait de saints que ceux-là. L’Église orthodoxe admet qu’il y ait beaucoup de saints dont la gloire reste inconnue sur terre, dans ce siècle, et elle exprime cette idée quand elle célèbre la fête de « tous les saints », c’est-à-dire des saints connus ainsi que des saints inconnus. De même elle ne prétend pas qu’on ne puisse et ne doive demander l’intercession que des saints canonisés. Il n’est nullement défendu aux fidèles de s’adresser à titre individuel à n’importe quel chrétien, mort dans la foi, pour lui demander son intercession. En fait la prière adressée aux parents défunts joue un grand rôle dans la piété orthodoxe.

La canonisation ne signifie donc pas que le privilège de la sainteté soit réservé uniquement aux  saints canonisés, ni que le jugement des organes ecclésiastiques qui prononcent la canonisation soit absolument infaillible. La preuve en est que l’Église russe a procédé plusieurs fois aux cours de son histoire à des décanonisations et même à des recanonisations de personnes décanonisées, sans que cela ait provoqué de scandale chez les fidèles. Elle reconnaissait par là que des raisons contingentes avaient pu induire en erreur les organes officiels de l’Église (un cas typique est celui de la princesse Anna de Kachine, canonisée en 1649, décanonisée parce qu’on la soupçonnait d’avoir été vieille croyante, et recanonisée sous le tsar Nicolas II).

L’acte de canonisation ne prétend pas, par conséquent, décider de la destinée éternelle du saint, mais, s’adressant à l’Église terrestre, son rôle est avant tout liturgique et pédagogique. En le canonisant, l’Église orthodoxe déclare qu’elle a des raisons sérieuses de croire que l’intercession du saint est utile aux fidèles et que ceux-ci peuvent s’adresser à lui en toute confiance. Dans ce but, le nom du saint est cité à plusieurs moments de la liturgie et quelquefois on institue pour lui un jour de fête spécial.

Dans ces limites, et sans prétendre à être davantage, l’acte de canonisation n’en a pas moins une grande importance pratique. Les fidèles orthodoxes aiment à se confier au jugement de l’Église en vertu de l’idée que celui est essentiellement l’union de tous dans l’agapè divine. L’amour fraternel, jaillissant au toucher de la grâce, ainsi que l’humilité, poussent le chrétien à soumettre son jugement individuel au jugement de l’Église totale, dont la hiérarchie terrestre est l’organe divinement institué. En s’adressant aux saints canonisés, le chrétien orthodoxe a la certitude de prier « avec l’Église », et cela le remplit d’un sentiment de confiance et de paix intérieure.

D’autre part, en entrant dans le cycle liturgique, la figure du saint canonisé acquiert, conformément au caractère de toute la liturgie orthodoxe, la valeur d’un « symbole réel ». Les saints canonisés « représentent » seulement l’innombrable foule des saints glorifiés de l’Église céleste, mais ils la représentent réellement. À travers leurs icônes peintes sur l’iconostase de l’église, et à travers les icônes écrites que sont les úuvres des hagiographes, les fidèles contemplent en vérité l’Église céleste.

Il serait erroné cependant de croire que l’Église d’Orient s’adresse au saint comme à Dieu. Le Christ demeure l’unique Médiateur et Sauveur. Mais on s’adresse au saint, en tant que membre du corps du Christ, pour qu’il joigne ses prières aux nôtres. En priant les saints, l’Église terrestre, militante et souffrante, demande l’aide de l’Église triomphante des saints parachevée auprès de Dieu. Ce n’est là que la conséquence pratique du principe de la communion des saints, sur lequel l’Église d’Orient met un accent particulier  : les fidèles sont sauvés les uns par les autres. Chaque chrétien peut être co-médiateur, co-rédempteur avec le Christ et il n’est sauvé qu’en priant pour le salut de tous et avec l’aide de la prière de tous. Cette pensée, qui anime toute la vie liturgique du christianisme oriental, a été fortement exprimée au XIXe siècle par Khomiakov : « Nous nous perdons chacun en tant qu’être individuel séparé des autres, affirme-t-il en effet, et nous ne sommes sauvés que tous ensemble ».

Si la prière des vivants les uns pour les autres est indispensable, cela est vrai aussi de la prière des défunts pour les vivants.
L’idée de la « réversibilité des mérites des saints est étrangère à la pensée orthodoxe ». « La communion des saints n’est pas une communication d’úuvres surérogatoires », que l’Église orthodoxe n’admet guère. « C’est un secours plein d’amour, une intercession par la prière, une participation aux destins du monde » ( Serge Bougakov, L’Orthodoxie, Alcan, 1932).
Les saints canonisés constituent pour le fidèle orthodoxe une famille spirituelle, dont la présence, surtout dans le temple de Dieu, l’enveloppe d’une atmosphère de chaleur et de tendresse spirituelles.

LES CRITÈRES DE LA CANONISATION

La tradition orthodoxe veut que l’Église, pour juger de l’opportunité d’une canonisation, se réfère à des signes objectifs. Ces signes ne sont pas infaillibles. Seule la sainteté de l’Église, le don de la grâce du Saint-Esprit, dont elle a reçu la promesse, garantissent la justesse « finale » de son jugement. Cependant certains signes objectifs sont des indices qui guident l’intuition ecclésiastique. Ils annoncent la présence d’une grâce surnaturelle et manifestent le don du Saint-Esprit. Ils témoignent de l’harmonie parfaite de la volonté de l’homme avec la Volonté divine, de l’union de sa nature spirituelle et corporelle avec la Lumière incréée (définition de la sainteté par saint Syméon le Nouveau Théologien). Ces signes font de celui qu’ils marquent une lampe placée sur un chandelier, qui éclaire tous ceux qui sont dans la maison (Mt 5,15). 

Trois ordres de faits, dont l’importance n’est d’ailleurs pas égale, sont invoqués pour justifier la canonisation officielle
1. L’exploit spirituel du saint, le caractère héroïque de ses vertus ;
2. les miracles ;
3. dans certains cas, l’état physique du corps du saint après la mort.
 

1. L’exploit spirituel du saint

Ce critère de canonisation correspond à la hieroicitas virtutum invoquée dans le procès de canonisation catholique romain. Le terme russe consacré pour désigner l’exploit ascétique du saint est celui de podvig. Le podvig est un acte d’héroïsme moral et spirituelLe podvijnik est un héros de la lutte contre le péché. Tout chrétien est appelé à vrai dire à accomplir des podvig. Toute vie chrétienne implique le renoncement au monde et une certaine part d’ascèse. Le podvijnik ne fait que ce à quoi tous sont appelés. Mais là où les autres combattent mollement, il combat avec héroïsme. L’Orthodoxie ne connaît pas d’échelles différentes de la morale. Elle ne connaît pas davantage de distinction entre deux morales, l’une séculière et l’autre monastique. Chacun doit être – en son cúur – moine et ascète ( Serge Bougakov, L’Orthodoxie, p. 215). Cependant, tout en appelant tous ses fidèles à s’engager dans la voie de la perfection et de la résistance ascétique au monde, l’Église orthodoxe reconnaît qu’il n’est donné qu’à un petit nombre d’âmes choisies par Dieu d’y être très avancées. Ces hommes qui s’élèvent par leur amour héroïque de Dieu, au-dessus du commun de l’humanité, sont les saints.

L’exploit spirituel du saint orthodoxe n’est pas forcément un exploit d’ascèse monastique, bien que les vúux monastiques de chasteté et de pauvreté soient considérés comme des moyens par excellence de parvenir à l’imitation du Christ, dans le portement de sa croix. Mais à côté des exploits d’ascèse du moine, l’Église orthodoxe reconnaît d’autres formes d’héroïsme spirituel comme signes de sainteté. Ceci ressort clairement de l’examen des « vies » des saints glorifiés par l’Église. À côté des moines, on trouve parmi eux des travailleurs de ce siècle  : des soldats, des rois, des princes, des épouses et des mères.

L’idée du podvig n’implique d’ailleurs pas que l’Église orthodoxe prétende l’homme capable par lui-même de faire des oeuvres agréables à Dieu. Seul l’homme en qui l’Esprit-Saint établit sa demeure peut accomplir des úuvres vraiment bonnes. Mais d’autre part, c’est aux « âmes de bonne volonté » qu’est accordé le don du Saint-Esprit. Le podvig, indice de la sainteté, résulte du synergisme de la grâce et de la libre volonté de l’homme. Cette idée, qui apparaît dans les úuvres ascétiques des Pères de l’Église grecque, est également exprimée par un saint russe moderne, saint Séraphim de Sarov, dans son entretien avec Nicolas Motovilov sur le but de la vie chrétienne (cf. Irina Goraïnoff, Séraphim de Sarov, Desclée de Brouwer, 1979). Toutes les úuvres chrétiennes, telles que la prière, le jeûne, les veilles, les aumônes, dit-il, sont des moyens en vue d’atteindre le véritable but de la vie chrétienne, le don du Saint-Esprit. Mais « pour obtenir le fruit des bonnes úuvres, il faut commencer par avoir foi en Notre Seigneur Jésus Christ et par acquérir le don du Saint-Esprit qui fraie en nous le chemin conduisant à la béatitude ».

La contradiction logique semble flagrante. La tradition orthodoxe ne cherche pas à la dissimuler. Elle affirme que tel est le mystère de la vie chrétienne qu’il n’y ait pas une étape sur la voie spirituelle qui, par-delà les « bonnes úuvres » stériles du païen, conduit à la transfiguration finale de l’homme par la grâce du Saint-Esprit, où la grâce de Dieu et la volonté de l’homme ne collaborent et ne s’interpénètrent. Il ne s’agit pas ici de succession linéaire dans le temps, mais c’est à chaque instant que la volonté de l’homme se trouve en présence de la grâce qui, à son tour, n’agit que si l’homme s’ouvre à elle dans un mouvement de libre acquiescement. En cela consiste l’importance de l’úuvre humaine, de l’úuvre ascétique, qu’elle manifeste la réceptivité de l’homme, sa nostalgie, la violence de son désir de recevoir le don du Saint-Esprit et de le recevoir de plus en plus pleinement. C’est pourquoi, selon saint Séraphim, la bonne úuvre essentielle est la prière, le mouvement du cúur, imperceptible aux sens, de l’être qui se reconnaît pécheur et implore la grâce du Christ.

À la lumière de ces considérations on comprend la signification de la valeur attachée au podvig, à líexploit spirituel. Il n’est pas une monnaie à l’aide de laquelle le saint chercherait à payer Dieu et à acheter la grâce. Mais il est le signe « de ce que l’homme est capable de faire pour ce Dieu qui lui a donné d’avance la force de la grâce » (Entretien de saint Séraphim avec Motovilov).
 

2. Les miracles

Ce motif, invoqué déjà par saint Athanase, comme preuve de la sainteté de saint Antoine le Grand, joue encore aujourdíhui un rôle important parmi les critères de canonisation de l’Église orthodoxe. Certains hagiographes ont même tendance à lui attribuer un caractère décisif. Mais ce n’est vrai que dans certains cas. C’est ainsi qu’en ce qui concerne la canonisation des saints Boris et Gleb, les premiers canonisés parmi les saints russes, la résistance des autorités ecclésiastiques dut céder à l’enthousiasme soulevé par deux miracles qui eurent lieu sur leur tombe. Mais pour d’autres saints, tels que le saint prince Vladimir, saint Antoine de Petchersk, la tradition ecclésiastique ne conserve le souvenir d’aucun miracle qui leur fût attribuable, soit avant soit après leur mort.
Néanmoins le miracle joue certainement un rôle important comme critère de canonisation. Il signifie que le saint a libre accès auprès de Dieu pour lui parler et l’implorer. Ce sont ces rapports de bienveillance entre les saints et Dieu que la langue religieuse grecque désigne par le terme de « parrisia ».

En attribuant au saint le don des miracles, l’Église orthodoxe ne pense pas enlever quoi que ce soit à la toute-puissance de Dieu. Dieu seul est tout-puissant. Mais de même qu’un ami humain dispose des ressources de son ami parce qu’il peut tout lui demander et qu’il sait que tout sera accordé à sa prière, de même le saint, l’ami de Dieu, dispose dans une certaine mesure de la toute-puissance de Dieu. Ayant renoncé à sa volonté propre pour s’unir à Dieu, il peut demander à celui-ci avec foi tout ce qu’il désire pour la gloire de Dieu et le bien du prochain.

Une liberté, une spontanéité, au service d’une volonté bonne, sont ainsi introduites par la prière du saint dans le jeu aveugle et mécanique du déterminisme des lois naturelles. Ce déterminisme ne limite plus la volonté d’amour du saint. Celui-ci est l’homme rétabli dans sa royauté primitive sur la nature. Le miracle, selon la tradition orthodoxe, n’est pas en effet un caprice, une anomalie introduite dans l’ordre naturel. Mais il manifeste le retour de l’homme à sa place vraie de roi de la terre. L’homme avant la chute possédait l’Esprit de Dieu et la nature lui obéissait comme à son Seigneur. L’homme avant perdu par sa désobéissance la force de la grâce divine, entraîna dans sa chute la nature, sur laquelle s’étendit désormais le réseau du déterminisme. Elle est assujettie aux « lois », puissances d’ordre mais aveugles et impitoyables. Le saint est l’homme en qui Dieu a renouvelé le souffle de vie perdu par Adam. Affranchi de l’empire du péché, il rend par son contact à la nature son état paradisiaque de spontanéité bienveillante, de transparence par rapport aux réalités spirituelles. Pour le saint, du moins à certaines heures de grâce, la nature ne cache plus Dieu. Il comprend qu’il n’y a rien d’incompréhensible dans les apparitions de Dieu dont parle la Bible. Il comprend à nouveau cette phrase de la Genèse  : « Adam vit le Seigneur qui marchait dans le Paradis » (cf. Gn 3,8). 

Saint Séraphim de Sarov explique que si de tels passages nous étonnent, « c’est qu’à notre époque, à cause de la tiédeur de notre foi, nous sommes tout à fait loin de la vie chrétienne », qui devrait être une vie dans le Saint-Esprit, c’est-à-dire du point de vue de la nature déchue, une vie dans le miracle perpétuel.

Anéantissant par moment ce qu’il y a dans l’ordre naturel d’hostile à l’homme, d’opaque aux réalités surnaturelles, voire de démoniaque, la prière du saint et les miracles qu’elle produit ne détruisent cependant pas toute ordonnance. Beaucoup de miracles des saints sont considérés comme des miracles de clairvoyance. Le saint pénètre le cours naturel des événements et sait l’utiliser pour le salut de ses frères. Par son intercession toute-puissante, selon la promesse même. de l’Évangile (Mc 16,17-18), puisque accomplie au nom du Christ, l’enchaînement aveugle et satanique de la causalité naturelle est orienté vers des fins surnaturelles, conformément au dessein d’amour de Dieu.

Ce n’est pas une conception matérialiste et grossière de la religion, comme on l’a parfois prétendu, qui se manifeste dans la foi au miracle, comme signe de la sainteté. Certes le saint orthodoxe, selon la conception traditionnelle, doit vivre dans une atmosphère miraculeuse. Mais il ne s’agit pas chez lui des miracles du magicien qui, à l’aide de procédés occultes, prétend domestiquer la nature et les dieux, mais des miracles de la foi et de la prière. Ils font de l’humble serviteur de Dieu l’annonciateur des Temps nouveaux où la nature toute entière sera affranchie de l’esclavage de. la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu (Rm 8,21).
 

3. L’état du corps du saint après sa mort

Un troisième critère de sainteté est souvent cité qui, à certains moments, a joué un rôle important dans les procès de canonisation. C’est l’état physique du corps du saint après sa mort, déjà invoqué par Athanase dans sa biographie de saint Antoine. Selon la tradition orthodoxe, les saints sont glorifiés, en effet, non seulement dans leur âme, mais aussi dans leur corps. Cette glorification commence pendant leur vie terrestre et, après leur mort, leurs dépouilles corporelles demeurent comme pénétrées de l’esprit qui les a animées. Ce ne sont pas des cadavres, mais des corps qui ont commencé à être glorifiés et dont, à la résurrection, la glorification s’achèvera. Le prolongement populaire de cette idée théologique fut la croyance qu’un certain état physique après la mort est un signe de sainteté. Chez les russes, on voyait un signe de sainteté dans la conservation (momification) du corps. Au mont Athos, on voulait reconnaître les moines saints à la couleur claire des ossements restants. Ce sont ces croyances qui expliquent l’émoi et le scandale des moines dans Les frères Karamazov, quand ils s’aperçoivent de l’odeur de décomposition exhalée par le cadavre du starets Zosime.

Cependant l’Église orthodoxe, tout en admettant que tel ou tel état du corps après la mort peut être un don de Dieu, n’a jamais fait, ni dans sa théologie ni dans sa discipline ecclésiastique, d’états de ce genre, des conditions sine qua non de la canonisation. Elle a au contraire souvent lutté contre les préjugés populaires dans ce domaine, en particulier lors de la canonisation de saint Séraphim de Sarov, dont le corps s’était décomposé.
 
 

LA PROCÉDURE DE LA CANONISATION

Comme partout ailleurs dans le monde chrétien, la vénération populaire a presque toujours en Russie précédé l’acte officiel de canonisation des saints. Selon la tradition orthodoxe, c’est le peuple chrétien qui intuitivement « sent » la sainteté. Nous avons vu qu’aucun critère de canonisation n’est en soi infaillible. Ce qui provoque en réalité la procédure de canonisation, c’est le culte spontanément rendu par le peuple à des hommes morts en odeur de sainteté; à plusieurs reprises le peuple russe a imposé aux autorités ecclésiastiques hésitantes la canonisation officielle d’un saint. Ce fut le cas notamment pour les deux premiers saints canonisés russes, les princes Boris et Gleb.

En tout cas, la canonisation officielle ne doit être dans l’Église orthodoxe que la confirmation de la canonisation populaire, du culte spontanément rendu au mort par le peuple chrétien. C’est là une conséquence du principe orthodoxe selon lequel c’est l’Église tout entière, unie dans la foi et l’amour et illuminée par le Saint-Esprit, qui connaît la vérité.

Une grande liberté régnait en ce qui concerne les canonisations dans l’ancienne Russie  : chaque couvent, chaque éparchie, avait ses listes de saints, ses diptyques particuliers. En effet chaque évêque, et parfois aussi les higoumènes des grands monastères, avaient le droit de procéder à des canonisations locales, en se soumettant seulement en dernière instance au patriarches. Plus tard, vers le XIIIe et le XIVe siècle, les métropolites de Kiev et de Moscou acquirent le droit de canoniser sans demander l’autorisation de Constantinople.

À partir de l’époque de Ivan IV le « Terrible », le métropolite, puis le patriarche de Moscou, affirmèrent de plus en plus leur droit de juridiction suprême dans les procès de canonisation et limitèrent les droits des évêques locaux. Le Saint-Synode, à partir du temps de Pierre le Grand, accentua encore cette tendance centralisatrice. Il ne pouvait y avoir de canonisation officielle sans une autorisation du Saint-Synode, confirmée par l’empereur. Enfin, depuis la révolution de 1917 et l’abolition du Saint-Synode, c’est le patriarche de Moscou et le Synode national de l’Église russe qui doivent être considérés comme les suprêmes instances de canonisation en Russie.
Il faut distinguer dans l’Église orthodoxe entre canonisations oecuméniques (pour lesquelles il faut la décision d’un concile úcuménique), nationales (pour lesquelles suffit la décision d’un patriarche ou d’un Synode), et locales (pour lesquelles il ne faut que la décision d’un évêque).

Les saints locaux ou nationaux ne sont pas l’objet d’un culte officiel dans d’autres lieux ou chez d’autres nations. C’est ainsi que tous les saints russes ne sont pas vénérés en Grèce, ni tous les saints serbes en Russie. L’Église orthodoxe admet que chaque peuple a ses saints avant leur physionomie propre.

Il y a environ trois cent quatre-vingt-cinq saints russes canonisés. La plupart d’entre eux furent canonisés dans la période d’avant Pierre le Grand. À l’époque du Saint-Synode, sous l’influence du rationalisme occidental, les canonisations furent très rares; pendant deux siècles, il n’y en eut que quatre. Sous Nicolas II, les canonisations se multiplièrent de nouveau  : il y en eut sept.
Remarquons enfin qu’il n’y a pas de procédure de canonisation compliquée, à plusieurs instances, en Russie, comparable au procès de canonisation devant la congrégation des rites à Rome.

CONCLUSION

Une idée schématique de ce qu’est un saint orthodoxe se dégage pour nous de l’étude des critères et des modes de canonisation : Le saint est un homme dont la sainteté, intuitivement pressentie par le peuple chrétien, se manifeste par l’héroïsme de ses vertus et par des miracles. Signes du don de la grâce, ils l’arrachent à la condition commune de l’humanité déchue et font de lui le témoin sur terre du Royaume de Dieu, l’annonciateur de sa présence mystérieuse dans l’Église.
 

Extrait de Prière et sainteté dans l’Église russe, 
première édition, Éditions du Cerf, 1950 ; 
deuxième édition augmentée, 
Bellefontaine (SO 33), 1982.
 

Source du texte : « LUMIÈRE DU THABOR »- Bulletin des Pages Orthodoxes de la Transfiguration – 
www.pagesorthodoxes.net

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