L’appel et la certitude : expériences mystiques

par le père Paul Florensky

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25.XI.1923

XI. L’été 1899 fut un temps de bouleversements intérieurs particulièrement rapides, et c’est pourquoi il m’apparaît bien plus long et riche d’événements que les suivants. Assailli par une foule de vastes desseins dont chacun aurait fait la matière d’un volumineux ouvrage, je m’accrochais à la physique et autres sciences connexes. En même temps, je dévorais les ouvrages de littérature, de philosophie et d’histoire. Il est vrai que j’avais toujours lu énormément et que je saisissais aussitôt dans chaque livre ce dont j’avais besoin, de sorte qu’une relecture attentive ne m’apportait que rarement un surcroît de substance. Mais cette lecture était dans l’ordre des choses, et c’est pourquoi elle ne se remarquait pas, comme les autres livres par la suite sont passés inaperçus. Après mon enfance, je me souviens parfaitement de l’été 1899 comme d’un jalon essentiel et tout ce qu’il y a entre les deux – bien que je me souvienne des détails – n’a pas un poids substantiel mais relie, comme l’arche d’un pont, les piliers de l’édifice. De même pour les livres : la lecture était devenue rapide comme l’éclair et très émouvante. Mon temps et mes forces étaient mobilisés à l’extrême et de plus, mes professeurs au gymnase me demandaient encore de donner des leçons particulières gratuites, tâches dont je m’acquittais avec beaucoup de zèle. Ces occupations non seulement n’arrêtaient pas, mais ne pouvaient arrêter tout ce qui se produisait dans mon subconscient dont seul l’écho assourdi me parvenait. Mais le calme, j’en suis certain, n’y régnait pas. À la fin du printemps de cette année-là, peu avant de partir à la campagne, je me souviens d’une nuit très dure pour moi. Encore aujourd’hui, je la ressens très intensément, mais je ne trouve pas de mots pour dire de quoi il s’agissait, parce que je n’en ai pas conservé la moindre image, bien que l’événement m’ait bouleversé. Je me souviens très nettement de tout le décor extérieur : ma chambre dans une aile de notre maison, ses murs blancs et nus selon mon goût, sa hauteur de plafond, l’aile où se trouvait ma chambre avec ses grandes fenêtres donnant directement sur le long balcon. Je me rappelle des immenses armoires murales en frêne non teinté, renfermant mes livres, mes papiers et mes instruments personnels, et deux immenses tables en frêne qui occupaient presque toute cette grande pièce. C’est sur ces tables que je travaillais, que je faisais mes expériences, que je me construisais des appareils. À l’une de ces tables était vissé un étau anglais avec une enclume, et un tiroir contenant des outils de tourneur et de menuisier. Le reste du mobilier consistait en un divan-lit en bois avec sa literie, une chaise et un encrier sur la table. Je ne pouvais tolérer quoi que ce soit dans ma chambre, surtout sur la table, même un livre. Ainsi donc, je dormais dans cette pièce, portes et fenêtres grandes ouvertes. Si ma mémoire est bonne, le reste de la famille était déjà parti à la campagne. Je dormais profondément, d’un sommeil semblable à un évanouissement, un sommeil sans rêves ou alors je les avais oubliés dès avant mon réveil. En revanche, je ressentais nettement une sensation ou plutôt une expérience mystique de ténèbres, de non-être, d’enfermement. Je me sentais au bagne, peut-être dans les mines ; je ne me voyais pas dans cet état, mais j’en garde une séquelle décisive pour ma vie intérieure : je me sentais comme enfermé dans un puits de mine. Pour employer des termes que je n’avais encore jamais employés, je dirais que ce sentiment informe et inexprimable qui me frappa comme un coup était mystique, purement mystique. Je ressentais une terrible souffrance, oppressante, sans avoir aucune raison objective de me sentir perdu ou mourant. C’était comme la sensation d’être enterré vif, en ayant au-dessus de sa tête des kilomètres de terre noire impénétrable. La nuit la plus obscure semblerait plus lumineuse que ces ténèbres épaisses, oppressantes, ces ténèbres de l’Égypte, qui m’enveloppaient et m’écrasaient. J’avais la sensation que désormais personne ne pourrait m’aider, personne de ceux sur qui je m’appuyais comme sur un fondement inébranlable et éternel ne viendrait à moi et ne connaîtrait mon sort. Je ressentais également la vanité de tous mes intérêts et occupations. Pas un doute sur la justesse ou non de la physique et tout le reste, même la nature. Non, cela était resté tout simplement de l’autre côté de cet impénétrable, rien de cela n’était discutable, tout cela était vide de sens, c’étaient des chiffons qu’on n’allait ni vanter ni critiquer au stade de l’agonie. Avec une conviction si ferme qu’elle excluait le doute, je sentis l’impuissance de tout ce qui m’avait occupé jusque là, dans ce pays de ténèbres, nouveau pour moi, où j’étais arrivé. Il avait ses exigences et ses souffrances. Il devait avoir aussi ses ressources et ses joies. Mon instinct les cherchait, mais ne les trouvait pas ; je me jetais sur les issues, mais je me heurtais aux murs et me perdais dans les souterrains et les longs couloirs. Je sentais le désespoir absolu m’envahir, je me sentais prisonnier à jamais, coupé à jamais du monde visible. Dans cet instant, un rayon ténu, qui était peut-être une lumière invisible ou un son inaudible, apporta un nom, celui de DIEU. Ce n’était encore ni une illumination ni une renaissance, mais seulement la nouvelle d’une lumière possible. Une nouvelle porteuse d’espoir et avec elle la conscience tumultueuse et soudaine que c’était ou la mort, ou le salut par ce nom et par aucun autre. Je ne savais ni comment le salut pouvait être donné, ni pourquoi. Je ne comprenais pas où j’étais tombé et pourquoi tout ce qui est terrestre était inerte. Mais je me trouvais confronté à un fait nouveau, aussi incompréhensible qu’indiscutable : l’existence d’une région des ténèbres et de la mort, et le salut en elle. Ceci se manifesta aussi brusquement qu’apparaît dans les montagnes un précipice redoutable dans le trou d’une mer de brouillard. Ce fut pour moi une révélation, une découverte, un choc, un coup dont la soudaineté me tira du sommeil. Comme réveillé par une force extérieure, et sans savoir moi-même pourquoi, mais faisant le bilan de tout ce que j’avais vécu, je m’écriai très fort dans ma chambre :  » Non ! On ne peut pas vivre sans Dieu !  »

24.XI.1923

Et l’ayant dit, je fus tout étonné, et du son de ma voix qui s’était arraché involontairement, et du contenu même des mots. Ce que j’avais vécu en rêve était fort, mais trop en profondeur, au sens précis de ce mot, pour s’exprimer dans une formule. Quand cette dernière s’était dite, un sentiment d’inattendu était apparu, même si je reconnaissais que cette formule exprimait du vécu. […] C’est ainsi que s’est exprimé, avec une forte intensité, le mot que j’ai rapporte plus haut sur la vie sans Dieu. Mais il arrivait que ce mot non arbitraire me semble déjà comme donné de l’extérieur, comme la perception de quelque chose qui s’était manifesté dans le monde extérieur et qui en même temps existait dans le monde intérieur. Était-ce une hallucination, si on adopte une approche  » scientifique  » (comme on dit) du mécanisme psychologique de ces perceptions ? Je ne le pense pas. Mon psychisme a toujours été robuste et malgré ce qui remontait des profondeurs de l’être, je ne perdais jamais cette maîtrise de moi coutumière ancrée en moi depuis l’enfance ; si ému, si choqué que je fusse, je n’omettais jamais d’analyser ce qui se produisait. Et dans les cas énoncés ici, bien qu’intimement persuadé qu’ils provenaient réellement de l’au-delà, je n’oubliais pas pour autant le milieu extérieur dans lequel s’incarnait ce qui est de l’au-delà. Ainsi donc, ce n’étaient pas des hallucinations, mais pas non plus des illusions, au sens d’une explication erronée des perceptions et la substitution d’un sens faux à leur sens véritable, sur le même plan, auquel ils fournissent un prétexte, mais dont ils ne peuvent être reconnus comme un fondement suffisant. Ce dont je parle doit être plutôt défini comme la coexistence de deux sens différents, appartenait à des sens différents de la réalité, perçus de la même manière, simultanément, et avec un coefficient de valeur inégal. Quand c’est le sens inférieur qui prédomine dans la réalité de cette interpénétration des sens, nous considérons cette perception comme un symbole teinté de subjectivité. Mais l’inverse peut arriver, bien que plus rarement : le sens le plus précieux de la perception se ressent aussi comme plus réel : c’est un symbole objectif, une vision.

26.XII.1923

Voici l’un des cas que j’ai spécialement gardés en mémoire, peutêtre parce qu’il était au centre du courant principal de ma pensée. Il a trait au même été, et se produisit peu de temps (deux ou trois semaines peut-être) après ce que j’ai décrit plus haut. Il m’apparaît maintenant plus nettement qu’à la maison, il n’y avait personne sauf moi et mon père. Je dormais dans ma chambre. Comme il faisait fort chaud, les portes donnant sur le balcon étaient ouvertes. Je ne me rappelle pas d’avoir rêvé, et il me sembla alors que j’avais basculé dans un sommeil très profond. Or je fus soudain réveillé par une sorte d’impulsion intérieure. Ce n’était ni une image, ni une pensée. La comparaison la plus adéquate serait peut-être celle d’un choc électrique, mais avec cette différence notable qu’un choc électrique se ressent dans le corps, et que celui-ci n’avait rien à voir avec le corps. Cette impulsion n’avait touché ni des états corporels, ni des états d’âme conscientisés, et pourtant elle était contraignante, autoritaire et brusque, une sorte d’électricité spirituelle. C’était une sensation – comme une volonté surpuissante – me dépassant immensément et d’une autorité immensément plus grande que la mienne, qui agissait pour moi avant que j’aie eu le temps non seulement d’accomplir ses exigences, mais de réaliser, de sentir et de me soumettre à ce qu’elle exigeait de moi ; c’est probablement ce que ressent le petit enfant langé par des mains expertes : ce n’est qu’à la fin qu’il réalise qu’il est temps pour lui de se mettre à pleurer. Et mon autonomie s’est déterminée en fonction de ce qui arrivait, mais seulement à rebours. Cette impulsion spirituelle m’éveilla instantanément et entièrement, du même genre de réveil que lorsqu’on tombe d’un toit. De la même façon, elle me projeta hors de mon lit jusque dans la cour et je me souviens que la pression sur ma volonté était si forte et si impérieuse que je n’eus pas le temps de faire le tour du balcon jusqu’à l’une des sorties, mais que je sautai droit devant moi par-dessus la barrière. Il serait faux de dire que j’en fus effrayé : je n’en eus pas le temps. Et je réalisai seulement quand tout fut fini qu’il fallait s’effrayer de la présence mystérieuse et puissante de la volonté que je ne connaissais pas et qui, de toute évidence, faisait fi des conditions de civilité dans lesquelles nous avions été élevés. Elle était comme un feu menaçant, dévorant tout, qui ne s’excuse pas et ne rend aucun compte sur ses actions, mais dans la profondeur même de la conscience, il était clair que cela devait se passer ainsi et que cette nécessité était plus sage et bienfaisante que les prudentes approches humaines. Je me tenais dans la cour inondée de lumière lunaire. Au-dessus des énormes acacias, tout droit au zénith, le disque argenté de la lune était tout petit et terriblement net. On aurait cru qu’il allait nous tomber sur la tête et on voulait s’en abriter, mais une force puissante nous maintenait sur place. Je trouvais effrayant de rester dans les torrents de lumière lunaire argentée, mais je n’osais pas rentrer dans la chambre. Peu à peu je revins à moi. Et c’est alors que se produisit ce pour quoi j’avais été appelé au-dehors. Dans l’air retentit une voix forte et extrêmement distincte qui m’appela deux fois :  » Paul, Paul !  » puis plus rien. Ce n’était ni un reproche, ni une requête, ni de la colère, ni même de la tendresse : c’était un appel, en majeur, sans aucune nuance indirecte. Cet appel exprimait directement et précisément ce qu’il voulait exprimer : un appel et rien d’autre. Je me rappelle très bien son timbre, ni masculin ni féminin, élastique, sonore et très pur, sans aucune guturalité, sans aucun autre désir que l’ordre fondamental, objectivement prononcé, qui se transmettait par lui, puissamment et sans passion. C’est ainsi que les messagers proclament les messages qui leur sont confiés et auxquels ils n’oseraient ni ne voudraient rien ajouter, pas même la moindre nuance hors de l’idée fondamentale. Tout cet appel était droit et direct comme dans l’Évangile :  » Que votre oui soit oui, que votre non soit non  » (Mt 5,37). Il déchira ma conscience qui connaissait la simplicité et la fantomaticité subjectives du rationnel, et l’objectivité de l’irrationnel diffus, infiniment complexe, énigmatique dans son indéfinitude. Entre l’un et l’autre et les déchirant, se plaçait quelque chose de tout neuf, simple et entièrement clair, pourtant puissamment réel et indestructible, comme un roc. Je me heurtai à ce roc et pris conscience de l’ontologicité du monde spirituel. Pour autant que je puisse comprendre, c’est alors que se manifesta un dégoût informulé, mais très net, pour le subjectivisme protestant et en général celui de l’intelligentsia.

26.XII.1923

J’ignorais, j’ignore toujours à qui appartenait cette voix, mais je ne doutais pas qu’elle venait du monde d’En haut. À y réfléchir, par son caractère, elle semble celle d’un messager céleste, et pas d’un homme, fut-il un saint. Ceci étant, à l’arrière-plan de la pensée, je continue de me poser la question (pourtant accessoire) du matériau physique de cette voix. Cela ne veut pas dire que je nie l’existence d’injonctions venues du ciel et de voix privées de bases physiques. Mais dans ce cas, j’incline à penser qu’elle avait une base physique, à savoir une voix venant de la cour voisine, de derrière chez nous, au-delà du haut mur de briques, et j’admets encore que cette voix cria mon nom, même sans me désigner. Pourquoi lui fallait-il crier ainsi dans la nuit, je ne le comprends pas, et d’ailleurs, au regard des conditions extérieures, tout ce qui m’est arrivé se révèle incompréhensible. Cependant mon sentiment immédiat à ce moment, tout comme plus tard la conscience de ce qui était arrivé, partait du contraire : la réalité première et indubitable dans ce cas, c’était la réalité spirituelle de la voix d’En haut qui avait dirigé les circonstances extérieures pour percer l’écorce de ma conscience de la manière la plus accessible pour moi. Et si en fait quelqu’un, pour quelque raison, avait appelé mon nom dans la cour voisine, alors lui-même, sans savoir ce qu’il servait, y avait été appelé par la même force qui m’avait réveillé. Je ne sais pas qui au juste elle voulait appeler et pourquoi, mais en fait, elle avait prêté sa gorge et sa bouche à une autre voix qui m’appelait. Mon ouïe était probablement trop grossière pour entendre immédiatement, sans ce porte-voix, une voix angélique, tandis qu’avec l’aide de cet intermédiaire physique, ce n’est pas elle que j’entendais, mais en elle son moteur spirituel, la voix d’En haut : c’est pourquoi son timbre et son expression se spiritualisèrent, cessant d’appartenir au domaine de la terre.

1.I.1924

I. Les appels décrits plus hauts et d’autres semblables (de même qu’en général ma perception d’un autre monde), je les acceptais de bon cœur, et en toute confiance. Le scepticisme, le dédoublement de la perception, l’expérience vacillante de l’être n’ont jamais été mon fait. De plus, ils m’émouvaient et creusaient profondément certaines couches intérieures. On peut dire que ce genre d’expérience s’affirmait dans ma conscience comme un point d’appui solide, qui ne se heurtait à rien. Mais… cet autre monde, que je connaissais, quoique sur un autre plan, je ne l’avais jamais rejeté, et il avait toujours été vif, bien plus important que la simple pensée de l’autre monde : je ressentais immédiatement sa réalité. L’autre monde, je le sentais au plus profond de moi-même, était toujours en contact avec moi comme une réalité indubitable. Cette sensation ne concernait pas seulement les profondeurs de la nature et de toute sa vie, mais également la forme spirituelle des plantes, des rochers et des animaux, et aussi des âmes humaines, tout spécialement des âmes saintes, En particulier, je ressentais vivement et constamment la présence de feu tante Julia, sa subtile proximité, bien plus ancrée que de son vivant. Si quelqu’un m’avait dit alors, avec Bergson, que tout l’être passe à travers nous et que, pour cette raison, il nous est donné dans des profondeurs qui, toutefois, n’affleurent pas jusqu’à la conscience, et s’il avait su alors affirmer cela non pas comme une théorie scientifique mais comme son sentiment personnel, j’y souscris avec empressement, car c’est précisément ce que je ressentais depuis mon enfance.

Paul Florensky, Souvenirs d’une enfance au Caucase, trad. Françoise Lhoest, L’Âge d’homme, 2007.


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