LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN (Livre V)

LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou
LIVRE CINQUIÈME

LA VINGT-NEUVIÈME ANNÉE

Désaffection croissante et abandon du manichéisme

Introduction.

1. 1. Accueille le sacrifice de mes confessions 1 de la main de ma lang 2que tu as formée et excitée à confesser ton nom 3et guéris tous mes os et qu’ils disent Seigneur, qui est semblable à toi 4Car il ne t’apprend pas ce qui se passe en lui, celui qui te fait sa confession: un cœur fermé n’est pas fermé à ton œil, et la dureté des hommes ne rebute pas ta main, mais tu la fais fondre quand tu veux dans la miséricorde ou la vengeance; et il n’est personne qui se dérobe à ta chaleur 5. Mais que mon âme te loue 6, pour t’aimer, et te confesse tes miséricordes 7, pour te louer Il n’est rien qui cesse ni qui taise tes louanges dans l’univers que tu créas, ni les esprits d’aucune sorte 8 par la bouche tournée vers toi 9, ni les êtres animés, ni les êtres matériels par la bouche de ceux qui les contemplent, en sorte que notre âme s’éveille de sa lassitude et s’élève jusqu’en toi, en s’appuyant sur les choses que tu as faites pour passer jusqu’à toi qui les fis merveilleusement 10; là se trouve le réconfort et la vraie force.

2. 2. Qu’ils s’en aillent, qu’ils fuient 11 loin de toi, les inquiets, les impies! Toi, tu les vois, tu distingues les ombres, et voici qu’avec eux toutes choses sont belles bien qu’eux-mêmes soient laids! Quel tort ont-ils pu te causer ou en quoi ont-ils déshonoré ton empire, qui est, depuis les cieux jusqu’aux extrémités, juste et intègre Où ont-ils fui en effet quand ils fuyaient de ta face 12? Où est le lieu oh toi tu ne les retrouves pas? Mais ils ont fui pour ne pas te voir, toi qui les voyais, et pour aller, aveuglés, heurter contre toi 13, car tu n’abandonnes rien de ce que tu as fait 14, oui, pour aller heurter contre toi dans leur injustice et être justement torturés, eux qui se dérobaient à ta mansuétude et se heurtaient contre ta rectitude et tombaient sur ton âpreté. Sans doute ne savent-ils pas que tu es partout, toi qu’aucun lieu ne circonscrit, et que seul tu es présent même à ceux qui se mettent loin de toi. Qu’ils se convertissent donc et qu’ils te cherchent! Tu n’es pas comme eux: ils ont abandonné leur créateur, mais toi tu n’as pas ainsi abandonné ta créature 15. Qu’eux-mêmes se convertissent, et voici que tu es là dans leur cœur, dans le cœur de ceux qui te confessent et se jettent en toi et pleurent dans ton sein au bout de leurs routes inclémentes 16. Et toi, dans ta clémence, tu essuies leurs larmes 17 ils pleurent davantage et se réjouissent dans leurs pleurs puisque toi, Seigneur, non quelque homme, chair et sang 18, mais toi, Seigneur, qui les as faits, tu les refais et les consoles. Où étais-je, moi, quand je te cherchais? Toi, tu étais devant moi; mais moi, j’étais parti loin de moi, et ne trouvais plus moi-même, moins encore, oh combien! toi-même.

I. Les entretiens avec Faustus

Arrivée de Faustus à Carthage.

3. 3. Je vais parler, en présence de mon Dieu, de cette année qui fut la vingt-neuvième de mon âge. Venait juste d’arriver à Carthage un évêque manichéen du nom de Faustus, grand filet du diable 19oùbeaucoup se laissaient envelopper par les charmes d’une suave éloquence. Et moi déjà, même si je louais cette éloquence, je la distinguais pourtant de la vérité des choses dont j’étais avide d’être instruit; et je ne regardais pas dans quel plat de parole, mais de quel mets de science m’apportait à manger cet homme, renommé chez les siens, le fameux Faustus.

Lectures philosophiques d’Augustin.

Car sa réputation m’avait appris par avance qu’il était très versé dans toutes les nobles connaissances, et particulièrement instruit des disciplines libérales. Et puisque j’avais lu de nombreux écrits des philosophes, et que je les avais confiés à ma mémoire, où je les gardais, je comparais certaines de ces idées avec les longues fables des manichéens. Et je trouvais plus de probabilité aux dires de ceux-là, qui ont eu assez de force pour pouvoir scruter l’univers 20quoiqu’ils n’en aient pas du tout découvert le maître; car tu es grand, Seigner, et ton regard se tourne vers les choses humbles, mais les hautes, tu les connais de loin 21et tu ne t’approches que des cours contrits 22et tu n’es pas trouvé par les superbes, non, même si eux, dans leur habile curiosité, peuvent dénombrer les étoiles et le sable, mesurer les espaces stellaires et dépister les routes des astres.

Les savants sont parvenus à des connaissances certaines sur le cours de l’univers.

3. 4. C’est en effet par leur intelligence propre qu’ils font ces recherches, et par le génie que tu leur as donné. Ils ont réalisé beaucoup de découvertes, et annoncé bien des années à l’avance les éclipses des luminaires que sont le soleil et la lune, le jour, l’heure, le degré de ces éclipses futures; et le nombre ne les a pas trompés: cela s’est passé comme ils l’avaient annoncé. Ils ont transcrit les lois qu’ils avaient découvertes, et on les lit aujourd’hui, et d’après elles on annonce à l’avance en quelle année et en quel mois de l’année, à quel jour du mois et à quelle heure du jour aura lieu l’éclipse, et quelle part de sa lumière manquera à la lune ou au soleil. Et cela se passera, comme il est annoncé. Les hommes s’étonnent devant ces choses, et ils sont stupéfaits s’ils ne les connaissent pas; ils exultent et s’exaltent s’ils les connaissent. Eux qui, dans l’impiété de leur superbe, s’éloignent et s’éclipsent de ta lumière, ils prévoient bien longtemps à l’avance l’éclipse future du soleil, et dans le présent ne voient pas la leur; car ils ne recherchent pas avec piété d’où leur vient le génie qui leur permet ces recherches. Et s’ils découvrent que c’est toi qui les as faits, ils ne se donnent pas à toi pour que tu les conserves ce que tu les as faits; ils ne s’immolent pas à toi selon ce qu’ils ont fait d’eux-mêmes 23; ils n’égorgent pas comme des oiseaux leurs exaltations, ni comme des poissons de mer leurs curiosités qui les font parcourir les sentiers secrets de l’abîme, ni comme des bêtes des champs 24leurs luxures, afin que toi, ô Dieu, feu dévorant, tu puisses consumer 25 leurs inquiétudes mortes en les recréant pour l’immortalité.

Mais ils ignorent Dieu et son Verbe.

3. 5. Mais ils ne connaissent pas la voie, ton Verbe, par qui tu as fait les choses 26 qu’ils nombrent, et eux-mêmes qui nombrent, et le sens par lequel ils distinguent ce qu’ils nombrent, et l’intelligence par la vertu de laquelle ils nombrent; mais ta sagesse est sans nombre 27Or le Fils unique lui-même s’est fait pour nous sagesse et justice et sanctification 28et il a été nombré parmi nous, et il a payé le tribut à César 29. Ils ne connaissent pas cette voie, qui les ferait descendre d’eux à lui, et par lui monter vers lui. Ils ne connaissent pas cette voie, et ils se croient placés très haut avec les astres, et lumineux; et voici qu’ils se sont écroulés jusqu’à terre, et que s’est obscurci leur cour insensé. Et ils disent beaucoup de choses vraies sur la création; mais la vérité, ouvrière de ta création, ils ne la cherchent pas pieusement: c’est pourquoi ils ne la trouvent pas; ou s’ils la trouvent, connaissant Dieu, ils ne lui rendent pas, comme à un Dieu, honneur ou action de grâces, et ils se dissipent dans la vanité de leurs pensées, et ils prétendent être des sages 30en s’attribuant ce qui est à toi; et ainsi ils s’efforcent, dans l’extrême perversité de leur aveuglement, de t’attribuer à toi aussi ce qui est à eux, c’est à-dire qu’ils transportent leurs mensonges sur toi, qui es vérité 31, et changent la gloire du Dieu incorruptible en des images qui figurent l’homme corruptible, ou des oiseaux, ou des quadrupèdes ou des serpents, et ils convertissent ta vérité en mensonge, honorent et servent la créature plutôt que le Créateur 32.

Augustin compare les connaissances des savants aux fables manichéennes.

3. 6. Ils ont énoncé cependant, sur la création elle-même, beaucoup de vérités que je gardais en mémoire. Et j’en trouvais l’explication rationnelle, dans les nombres et l’ordre des temps et les attestations visibles des astres. Et je les comparais aux dires de Mani, qui a écrit sur ces sujets beaucoup de choses, où il foisonne en délires. Et je n’y trouvais l’explication rationnelle ni des solstices, ni des équinoxes, ni des éclipses des astres lumineux, ni de tout ce que j’avais appris de semblable dans les livres de la sagesse du siècle. Or ici on m’ordonnait de croire et, par rapport à ces explications rationnelles contrôlées par les nombres et par mes yeux, je ne trouvais pas de concordance; c’était fort différent.

Réflexions sur les rapports entre la science et la piété.

4. 7. Est-il possible que, Seigneur, Dieu de vérité 33quiconque possède ces connaissances te plaise déjà? Car il est malheureux, l’homme qui connaît toutes ces vérités mais ne te connaît pas; bienheureux au contraire qui te connaît, même s’il ne les connaît pas. Quant à celui qui te connaît toi, et elles aussi, ce n’est pas à cause d’elles qu’il est plus heureux, mais à cause de toi seul qu’il est heureux, si, te connaissant, il te glorifie tel que tu es, et rend grâces, et ne se dissipe pas dans la vanité de ses pensées 34. Ainsi, en effet, mieux vaut un homme qui se sait possesseur d’un arbre et te rend grâces de son utilité, même s’il ignore ou combien de coudées de hauteur a cet arbre ou sur quelle largeur il se déploie, que celui qui le mesure et dénombre toutes ses branches, mais sans le posséder et sans connaître son créateur ni l’aimer. Eh bien! de même l’homme de foi; il dispose des richesses du monde entier 35et, n’ayant pour ainsi dire rien, possède tout 36 par son union à toi à qui tout est soumis; et même s’il ne connaissait seulement pas les circuits des étoiles du Septentrion, cet homme, il serait stupide d’en douter, vaut mieux certainement que celui qui mesure le ciel, dénombre les astres, pèse les éléments et ne se soucie pas de toi qui as tout disposé en mesure, en nombre et en poids 37.

Illogisme du Manichéisme.

5. 8. Mais enfin, qui demandait à je ne sais quel Mani d’écrire aussi sur de telles questions1? Sans les connaître, on pouvait apprendre la piété. Car tu as dit à l’homme: voici que la piété c’est la sagesse 38et celui-là aurait pu ignorer cette sagesse, tout eu connaissant parfaitement ces questions. Mais que, sans les connaître, il ait eu l’extrême impudence d’oser les enseigner, cela montre absolument qu’il ne pouvait connaître la sagesse. Car c’est vanité, même quand on connaît ces sciences du monde, d’en faire profession, mais c’est piété de t’en faire confession. Ainsi, faisant fausse route en ce point, s’il a beaucoup parlé de ces questions, ce fut pour être confondu par ceux qui en étaient vraiment instruits, et faire clairement comprendre quelle pouvait être la valeur de sa pensée sur les autres questions, qui étaient moins accessibles. Car il n’a pas voulu que l’on fît de lui peu de cas, mais il a tenté de faire croire que l’Esprit-Saint, qui console et enrichit tes fidèles, demeurait personnellement en lui avec pleine autorité. Aussi, quand dans ses déclarations sur le ciel et les étoiles, sur les mouvements du soleil et de la lune, il serait pris en flagrant délit de fausseté, quoique ces erreurs soient sans rapport avec l’enseignement religieux, néanmoins le sacrilège de son audace devait apparaître assez clairement car, faisant preuve non seulement d’ignorance, mais encore de fausseté, il montrait tant d’orgueil et de vanité insensée dans ses affirmations, que tous ses efforts tendaient à les faire mettre, en lui, au compte d’une personne divine.

5. 9. Lorsque j’entends un chrétien, tel ou tel frère, qui ne connaît pas ces questions et pense une chose pour une autre, je considère avec patience ces opinions d’un homme; et je ne vois pas le préjudice qu’il subirait, pourvu que sur toi, Seigneur, Créateur de toutes choses 39, il ne croie rien d’indigne, s’il ignorait par hasard la position et l’état d’un corps créé. Mais il y aurait préjudice, s’il pensait que cette science appartient à l’essence même de la doctrine religieuse, et osait affirmer avec entêtement ce qu’il ignore. D’ailleurs, même une telle faiblesse, dans le berceau de la foi, la charité comme une mère la supporte, jusqu’à ce que l’homme nouveau 40s’élève à la perfection virile, et ne puisse être porté de-ci de-là à tout vent de doctrine 41Mais pour celui qui a eu l’audace de se faire le docteur, l’initiateur, le guide et le chef de ceux qu’il engageait à croire ces doctrines, au point que ceux qui le suivaient pensaient suivre non pas un homme quelconque mais ton Esprit-Saint, comment ne pas estimer, si dans ses déclarations ici ou là il est convaincu de fausseté, qu’une si grande folie mérite d’être détestée avec horreur et rejetée au loin? Malgré tout, je n’avais pas encore tiré au clair si, même d’après les paroles de Mani, l’alternance de jours et de nuits d’une durée plus longue ou plus courte, celle de la nuit elle-même et du jour, les éclipses des astres, et tous les phénomènes de cet ordre que j’avais étudiés dans d’autres livres, pouvaient s’expliquer. Si d’aventure ils l’avaient pu, je serais sans doute resté dans l’incertitude, me demandant si les choses se passaient comme ceci ou comme cela; mais pour fixer ma croyance, j’aurais mis en avant l’autorité de Maui, en raison du crédit donné à sa sainteté.

Présentation de Faustus.

6. 10. Et pendant les neuf ans environ où, âme vagabonde, je fus auditeur des Manichéens, c’est avec un désir toujours plus tendu que j’attendais l’arrivée de ce Faustus. De fait, tous les autres manichéens que le hasard m’avait fait rencontrer, et que mes objections sur de tels sujets prenaient en défaut, me mettaient en avant cet homme-là: dès son arrivée, un entretien s’engagerait, et très facilement ces problèmes et de plus grands, si par hasard je lui en proposais, seraient pour moi parfaitement dénoués et débrouillés. Il vint donc, et je fis la connaissance d’un homme agréable, causeur charmant, qui débitait les théories habituelles des autres, avec beaucoup plus de suavité dans sou bavardage. Mais, que faisaient à ma soif des coupes précieuses et un échanson des mieux stylés? De rengaines pareilles, déjà mes oreilles étaient saturées; les choses ne me semblaient ni meilleures parce que mieux dites, ni vraies parce que bien tournées, et l’âme non plus n’était pas sage parce que le visage était avenant et la parole élégante. Quant à ceux qui me le mettaient en avant, ils n’étaient pas bons connaisseurs des choses, et si cet homme leur paraissait prudent et sage, c’est simplement que sa parole les charmait. J’ai connu d’ailleurs une autre catégorie de personnes, qui allaient jusqu’à suspecter la vérité, et à lui refuser leur adhésion, quand elle se présentait sous la parure d’un langage exubérant. Mais moi, mon Dieu m’avait déjà instruit d’une manière admirable et secrète; et je crois justement ce dont tu m’as instruit, parce que c’est la vérité, et qu’il n’y a en dehors de toi aucun autre docteur de vérité, où que paraisse et d’où que vienne son éclat. J’avais donc appris déjà de toi qu’une chose dite ne doit, ni paraître vraie du fait qu’elle est dite éloquemment, ni fausse du fait que les mots qui résonnent des lèvres sont mal agencés; et en revanche, ni paraître vraie par le fait qu’elle est exprimée grossièrement, ni fausse par le fait que le discours est brillant; mais il y a la sagesse et la sottise comme il y a les bons et les mauvais aliments, et l’on peut servir l’une et l’autre dans un langage élégant ou inélégant, comme les deux sortes d’aliments dans une vaisselle citadine ou rustique.

Augustin est déçu par ses entretiens avec Faustus.

6. 11. Ainsi l’avidité avec laquelle j’avais attendu si longtemps cet homme fameux, trouvait du charme, il est vrai, au mouvement et à la passion qu’il mettait dans la discussion, et au bon choix des termes qui venaient avec aisance revêtir ses pensées. J’y trouvais du charme sans doute et, comme beaucoup, plus même que beaucoup, je le louais et l’exaltais; mais j’étais agacé de ne pouvoir, dans la foule qui l’écoutait, porter jusqu’à lui et partager avec lui les soucis de mes problèmes, au cours d’un entretien familier où tour à tour l’on prend et donne la parole. Dès que je le pus enfin, j’entrepris avec mes amis de m’emparer de son oreille, à un moment qui paraissait propice aux répliques d’une discussion, et je lui présentai certains problèmes qui m’agitaient. Dès l’abord je reconnus un homme qui ne connaissait pas la culture liberale, à part la grammaire, et encore, pour ce qui est de son usage courant. II avait lu quelques discours de Cicéron, de rares traités de Sénèque, certains extraits des poètes, et les quelques ouvrages de sa secte traduits en latin avec art; et à cela s’ajoutait l’exercice journalier de la parole. Voilà d’où il tirait sa facilité d’élocution, qui prenait une plus grande force de persuasion et de séduction, grâce à la modération de l’esprit jointe à une certaine grâce naturelle. En est-il bien comme je me le rappelle? Seigneur mon Dieu, arbitre de ma conscience, mon cour et ma mémoire sont devant toi 42, qui me conduisais alors par le mystère secret de ta Providence, et qui retournais déjà mes humiliantes erreurs vers mon visage 43pour me les faire voir et haïr.

7. 12. En effet, dès que l’incompétence de Faustus dans le domaine de ces connaissances, où j’avais pensé qu’il excellait, fut bien manifeste pour moi, je me pris à désespérer de pouvoir trouver en lui, pour ces problèmes qui m’agitaient, éclaircissements et solutions. Sans doute, tout en ignorant ces problèmes, il aurait pu posséder la vérité au sujet de la piété, mais à condition de n’être pas manichéen. Oui, leurs livres sont remplis d’interminables fables sur le ciel et les astres, le soleil et la lune. Or je désirais surtout savoir de lui, en me référant aux raisons tirées des nombres que j’avais lues ailleurs, si les faits étaient plutôt conformes à l’explication contenue dans les livres de Mani, ou si du moins ceux-ci en rendaient raison, et aussi bien; mais déjà, je ne le croyais plus assez fin pour me débrouiller ces difficultés. Je les soumis néanmoins à sa considération et à son jugement; et tout de suite, avec une réelle modestie, il n’osa même pas prendre sur lui cette charge car il avait conscience de son manque de science en ces matières et n’eut pas honte de l’avouer. Il n’était pas de ces bavards, comme j’en avais subi beaucoup, qui s’évertuaient à m’endoctriner sur ces sujets, et ne disaient rien. Cet homme avait un cour qui, sans être droit envers toi 44, ne manquait pas trop pourtant d’être sur ses gardes envers lui-même. Il n’était pas totalement ignorant de son ignorance, et ne voulut pas s’engager témérairement dans une discussion, d’où il ne pourrait sortir, ni par une issue quelconque, ni par une retraite facile; et par là même, il me plut davantage. Car la modestie d’une âme qui avoue a plus de beauté que le savoir que je désirais. Et dans toutes les questions un peu difficiles ou un peu subtiles, je le trouvais de même.

Désaffection pour les doctrines manichéennes.

7. 13. C’est ainsi que s’effondra l’intérêt que j’avais porté aux écrits de Mani, et je désespérai encore plus des autres docteurs de la secte, lorsque, dans les nombreux problèmes qui m’agitaient, cet homme renommé m’eut apparu sous ce jour. Alors j’établis mes relations avec lui dans le domaine qui l’intéressait lui-même, sa passion pour les lettres, que dès lors en qualité de rhéteur j’enseignais aux jeunes gens de Carthage. Et j’entrepris de lire avec lui, soit ce qu’il désirait pour en avoir entendu parler, soit ce qui, à mon sens, était en harmonie avec son genre d’esprit. Du reste, tout l’effort que j’avais décidé de faire pour avancer dans cette secte, tomba complètement dès que j’eus connu cet homme. Je n’allai pas toutefois jusqu’à rompre totalement avec eux, mais, sous prétexte de ne rien trouver de mieux que cette position où je m’étais déjà jeté à l’aveuglette, j’avais résolu de m’en contenter pour le moment, à moins qu’une lumière par hasard, m’obligeant à un choix meilleur, ne m’apparût. Ainsi cet illustre Faustus qui fut pour beaucoup un filet de mort 45avait déjà commencé, sans le vouloir et sans le savoir, à détendre le mien, celui où je me trouvais pris. Car tes mains, mon Dieu, dans le secret de ta Providence, n’abandonnaient pas mon âme; et du sang de son cœur, ma mère, par ses larmes nuit et jour, t’offrait un sacrifice pour moi; et tu as agi avec moi de merveilleuse manière 46C’est toi qui as agi ainsi, mon Dieu. Oui, c’est le Seigneur qui dirige les pas de l’homme et qui voudra sa voie 47Comment obtenir le salut, sans ta main qui refait ce que tu as fait?

II. Le départ pour Rome

Raisons du départ: les mœurs des étudiants de Carthage.

8. 14. Tu as donc agi avec moi, de telle façon que je fusse persuadé d’aller à Rome, et d’enseigner, là-bas de préférence, ce que j’enseignais à Carthage. Et ce qui fut à l’origine de ma persuasion, je n’omettrai pas de te le confesser, puisque là aussi tes mystères très profonds et ta miséricorde toujours présente sur nous, méritent d’être médités et proclamés. Si je voulus aller à Rome, ce ne fut pas pour accroître mes gains ru mon prestige, comme les amis qui m’y engageaient me le promettaient. TI est vrai que ces arguments aussi agissaient sur mon esprit d’alors. Mais la raison principale et presque unique, c’était ce que j’avais appris: les jeunes étudiants là-bas sont plus tranquilles, la contrainte d’une discipline mieux ordonnée les maintient dans le calme et, au lieu d’entrer dans la classe d’un maître qu’ils ne fréquentent pas, en s’y ruant en cohues impudentes, ils n’y sont absolument pas admis si le maître ne le permet pas. Tout au contraire, à Carthage, une licence honteuse et sans retenue règne parmi les étudiants. Ils forcent l’entrée des classes avec insolence, et, avec des airs presque de fous furieux, troublent l’ordre que tout maître a établi pour le progrès de ses élèves. Ils commettent mille méfaits avec une étonnante stupidité, des actes que les lois devraient punir, si la coutume ne les patronnait; et cela montre d’autant mieux leur misère, qu’ils font dès lors comme chose permise ce qui de par ta loi éternelle ne sera jamais permis, et croient le faire impunément, alors que l’aveuglement même de leurs manières de faire les punit, et qu’ils subissent incomparablement plus de mal qu’ils n’en font. Ainsi donc, ces mœurs que je ne voulus pas, étant étudiant, faire miennes, devenu enseignant j’étais forcé de les souffrir des autres; c’est pour cela qu’il était agréable de s’en aller là où de pareilles choses n’avaient pas lieu, d’après les dires de tous les gens renseignés. Mais en vérité c’est toi, mon espérance et mon partage dans la terre des vivants 48, qui voulais me faire changer de pays terrestre pour le salut de mon âme 49; aussi tu me donnais à Carthage des coups d’aiguillon pour m’arracher de là, et tu m’offrais à Rome des séductions pour m’y attirer, par l’entremise d’hommes épris d’une vie morte, qui commettaient ici des insanités, promettaient là-bas des vanités; et pour corriger mes pas 50tu employais secrètement et leur dérèglement et le mien. Car d’un côté, ceux qui troublaient ma tranquillité étaient aveuglés par une honteuse rage; de l’autre, ceux qui invitaient à autre chose 51, n’avaient gout qu’à la terre; quant à moi, qui détestais ici une misère vraie, je convoitais là une félicité fausse.

Le départ malgré Monique.

8. 15. Mais pourquoi je m’en allais d’ici, pourquoi j’allais làbas, toi, tu le savais, ô Dieu, et tu ne le révélais ni à moi ni à ma mère. Elle pleura cruellement mon départ, et me suivit jusqu’à la mer; mais je la trompai, alors qu’elle se cramponnait à moi violemment, soit pour me faire revenir, soit pour partir avec moi; je feignis de ne pas vouloir laisser seul un ami, qui attendait le vent pour embarquer. Et j’ai menti à une mère, et à une mère comme elle, et je me suis sauvé! Oui, cela aussi tu me l’as pardonné miséricordieusement tu m’as préservé des eaux de la mer, alors que j’étais rempli d’abominables souillures, pour m’amener à l’eau de ta grâce; et cette eau devait me laver, et tarir ainsi les flots jaillis des yeux d’une mère, qui pour moi, chaque jour, devant toi, inondait de ses larmes la terre au-dessous de son visage. Et comme elle refusait malgré tout de repartir sans moi, j’eus de la peine à la persuader d’entrer dans un lieu tout proche de notre navire, une chapelle à la mémoire du bienheureux Cyprien, pour y passer cette nuit-là. Mais cette nuit-là, furtivement, moi je partis, elle non: elle resta là, à prier et à pleurer. Et que te demandait-elle, mon Dieu, avec tant de larmes, sinon de ne pas me permettre d’embarquer? Mais toi, par un dessein profond, l’exauçant sur le point essentiel de son désir, tu ne t’es pas soucié de ce qu’alors elle demandait, pour faire de moi ce que toujours elle demandait. Le vent souffla et remplit nos voiles et fit disparaître à nos yeux le rivage, où elle, le matin venu, délirait de douleur, remplissant de plaintes et de gémissements tes oreilles; et tu n’en tenais pas compte, puisque, moi, tu me prenais par nies convoitises, pour mettre fin à ces convoitises mêmes, et que son désir à elle, inspiré de la chair, recevait des coups du juste fouet de la souffrance. De fait, elle aimait à ses côtés ma présence, à la façon des mères, mais bien plus que beaucoup d’entre elles, et elle ne savait pas quelles joies, toi, tu tirerais pour elle de mon absence. Elle ne savait pas, voilà pourquoi elle pleurait et se lamentait; et ce tourment accusait en elle l’héritage d’Ive en gémissant elle cherchait ce qu’en gémissant elle avait enfanté 52. Et cependant, après avoir accusé mes fourberies et ma cruauté, elle en vint de nouveau à te prier pour moi et s’en alla vers ses tâches habituelles, pendant que moi j’allais à Rome.

Grave maladie dès l’arrivée à Rome.

9. 16. Et voici que j’y suis accueilli par le fouet de la maladie corporelle; et je m’en allais déjà aux enfers 53chargé de tous les péchés que j’avais commis et contre toi et contre moi et contre les autres, péchés nombreux et lourds ajoutés au péché originel qui nous enchaîne et nous fait tous mourir en Adam 54Car tu ne m’en avais pardonné aucun dans le Christ, et lui n’avait pas dénoué sur sa croix les inimitiés 55 que j’avais contractées envers toi par mes péchés. Comment en effet les eût-il dénouées sur une croix de fantôme, comme je l’avais cru de lui? Aussi, autant me semblait fausse la mort de sa chair, autant était vraie celle de mon âme; et autant était vraie la mort de sa chair, autant était fausse la vie de mon âme qui ne croyait pas à cette mort. Et sous la poussée de la fièvre, déjà, je m’en allais, et c’est à ma perte que j’allais. Où serais-je allé, en effet, si alors d’ici-bas je m’en étais allé, sinon dans le feu 56 et les tourments dignes de mes actes selon la vérité de l’ordre que tu as fixé? Cela, ma mère ne le savait pas, et néanmoins elle priait pour moi, elle qui était absente; mais toi qui es partout présent, là où elle était tu l’exauçais, et là où j’étais tu me prenais en pitié, pour me faire recouvrer la santé du corps, à moi dont le cour n’était pas encore guéri de sa folie sacrilège. Oui, dans un si grand péril je ne désirais pas ton baptême; j’étais meilleur, enfant, quand je l’ai réclamé à la piété d’une mère, comme je l’ai déjà rappelé et confessé 57. J’avais grandi, mais dans mon indignité; des ordonnances de ta médecine, fou que j’étais, je me riais, et toi tu n’as pas permis qu’en pareil état je subisse une double mort: si ce coup eût frappé le cour de ma mère, jamais il n’eût guéri. Car je ne dis pas assez quels sentiments elle avait pour moi dans le cœur, et combien l’angoisse qui la travaillait pour m’enfanter selon l’esprit, dépassait celle qu’elle avait eue pour m’enfanter selon la chair 58.

Prières et larmes de Monique.

9. 17. C’est pourquoi, non, je ne vois pas comment elle eût guéri, si ma mort en de telles conditions avait transpercé les entrailles de sa tendresse. Et où seraient-elles allées ces prières, si nombreuses, si fréquentes, ininterrompues 59? Nulle part, si ce n’est près de toi. Mais alors toi, Dieu des miséricordes 60, mépriserais-tu le cœur brisé et humilié 61d’une veuve chaste et sobre, qui multipliait les aumônes, entourait tes saints d’attentions et de services, ne passait pas un seul jour sans apporter son offrande à ton autel, et deux fois le jour, matin et soir, n’omettait jamais de venir à ton église, non pour de vains contes ou des babillages de vieille femme, mais pour t’écouter dans tes entretiens et se faire écouter de toi dans ses prières 62? Cette femme par ses larmes te demandait, non pas de l’or ni de l’argent, non pas un de ces biens qui s’écroulent et qui roulent, mais le salut de l’âme de son fils 63; et toi, qui lui donnais de pleurer ainsi, pouvais-tu la mépriser et la repousser sans la secourir? Non, non Seigneur! Bien au contraire, tu étais là, tu l’exauçais, et tu produisais ce qui, dans l’ordre où tu en avais à l’avance fixé le destin, devait se produire. Arrière la pensée que tu aies pu la tromper dans ces visions et ces réponses qui venaient de toi, celles que j’ai déjà mentionnées et celles que je n’ai pas mentionnées 64; elle les gardait dans la foi de son cour, et, toujours en prières, te les présentait comme une créance signée de ta main 65. Car tu daignes, puisque ta miséricorde est éternelle 66pour ceux à qui tu remets toutes les dettes, te faire encore par des promesses leur débiteur 67.

Augustin fréquente les «élus » manichéens.

10. 18. Tu m’as donc relevé de cette maladie, et tu as sauvé le fils de ta servante 68pour lors, en attendant, dans son corps, afin d’avoir à qui donner un jour un salut meilleur et plus sûr. J’étais lié, encore à cette époque, à Rome, avec ces «saints», trompés et trompeurs; car je ne l’étais pas seulement avec leurs auditeurs, au nombre desquels se trouvait aussi l’hôte chez qui j’étais tombé malade et m’étais rétabli, mais encore avec ceux qu’ils appellent les «élus ».

L’origine du mal.

Je croyais encore en effet que ce n’est pa nous qui péchons, mais je ne sais quelle autre nature en nous qui pèche; et il plaisait à mon orgueil d’être en dehors de la faute, et, quand j’avais fait quelque mal, je ne voulais pas confesser que je l’avais fait, et obtenir ainsi que tu guérisses mon âme puisqu’elle péchait contre toi 69Mais j’aimais à m’excuser pour accuser je ne sais quoi d’autre qui eût été avec moi sans être moi 70. Or vraiment j’étais un tout, et c’est mon impiété qui m’avait divisé contre moi-même; et c’était un péché plus difficile à guérir de ne pas me reconnaître pécheur, et une iniquité exécrable de préférer que tu fusses vaincu, Dieu tout-puissant 71toi en moi pour ma perte, plutôt que de l’être moi par toi pour mon salut. Tu n’avais pas encore placé une garde à ma bouche, et une porte de retenue autour de mes lèvres, afin que mon cour ne glissât pas jusqu’aux paroles mauvaises pour chercher des excuses excusant mes péchés, avec des hommes qui pratiquent l’iniquité. Et voilà pourquoi j’étais encore en société avec leurs élus 72; mais déjà, pourtant, je désespérais de pouvoir pousser plus loin dans cette fausse doctrine; et la position même dont j’avais décidé de me contenter, si je ne trouvais pas mieux, je la gardais maintenant avec plus de mollesse et d’indifférence.

Crise de scepticisme.

10. 19. Et puis en fait, surgit en moi aussi la pensée qu’ils ont été plus prudents que tous les autres, les philosophes appelés Académiciens, en estimant qu’il faut douter de tout, et en décrétant que l’homme ne peut rien saisir du vrai 73. Car telle avait été clairement leur pensée, croyais-je moi aussi comme tout le monde, même avant de bien comprendre leur intention.

L’idée de Dieu.

Et je ne me suis pas caché pour rabattre chez mon hôte l’excessive confiance qu’il avait, je l’ai senti, aux données fabuleuses dont les livres manichéens sont remplis. J’avais avec eux pourtant des relations d’amitié plus cordiales qu’avec les autres hommes, qui n’étaient pas engagés dans cette hérésie. Je ne la défendais pas avec l’ardeur d’autrefois, mais cependant la cordialité de mes rapports avec eux, – car Rome en cachait un bon nombre, – me rendait moins empressé à chercher ailleurs, d’autant plus que je désespérais de pouvoir trouver dans ton église, ô Seigneur du ciel et de la terre 74, ôCréateur de toutes choses visibles et invisibles 75, la vérité dont eux m’avaient détourné; et il me paraissait fort grotesque de croire que tu as une figure charnelle comme un homme, et que tu es limité selon les contours corporels dc nos membres. En voulant me faire une conception de mon Dieu, je ne savais concevoir qu’une masse corporelle, car il n’existait rien, me semblait-il, qui ne fût ainsi; là se trouvait la cause principale et presque unique d’une erreur inévitable pour moi.

Le mal pensé comme une substance.

10. 20. Par suite, en effet, je croyais que le mal lui aussi est une sorte de substance du même ordre, qui a sa propre masse sombre et informe, soit épaisse, ce qu’ils appelaient terre, soit ténue et subtile, telle que la matière de l’air, esprit malveillant qu’ils imaginent se faufilant à travers la terre. Et parce qu’un vague sentiment de piété m’obligeait à croire qu’un Dieu bon n’a crée aucune nature mauvaise, j’établissais face à face deux masses, toutes deux infinies, mais la mauvaise plus étroitement, la bonne plus largement; et, de ce point de départ pernicieux, découlaient pour moi toutes les autres erreurs sacrilèges. Car tous les efforts de mon esprit pour revenir à la foi catholique se trouvaient refoulés, du fait que la foi catholique n’était pas ce que je la croyais être. Et je pensais être plus pieux, si toi, mon Dieu, que confessent tes miséricordes 76sur moi, je te croyais infini au moins sur tous les autres points, sauf pourtant sur un seul, là où la masse du mal s’opposait à toi et me contraignait de t’avouer fini, plus pieux que si j’avais imaginé que sur tous les points, selon la forme d’un corps humain, tu fusses fini. Ti valait mieux croire, me semblait-il, que tu n’as créé aucun mal; car je le considérais dans mon ignorance non seulement comme une substance mais même comme une substance corporelle, puisque aussi bien je ne savais concevoir un esprit que sous la forme d’un corps subtil, qui se répandait pourtant dans l’espace d’un lieu. Cela valait mieux que de croire issue de toi, la nature du mal telle que je l’imaginais. Et notre Sauveur lui-même, ton Fils unique, je l’imaginais comme si, du bloc de ta masse toute lumineuse, il émanait pour notre salut; ainsi je ne pouvais croire autre chose, sur lui, que ce que pouvait se représenter ma vaine imagination. Aussi, à une nature comme la sienne, je ne pensais pas qu’il fût possible de naître de la Vierge Marie, sans se mêler à la chair. Or je ne la voyais pas s’y mêler sans en contracter une souillure, selon la conception que je m’en faisais. Je craignais donc de le croire né dans une chair, pour n’être pas contraint de le croire souillé par la chair. Aujourd’hui tes spirituels riront de moi doucement et affectueusement, s’ils lisent ce passage de mes confessions. Voilà pourtant ce que j’étais.

Objections manichéennes contre les Écritures.

11. 21. En outre, ce que les Manichéens critiquaient dans tes Écritures, je ne croyais pas qu’il fût possible de le défendre mais j’avais parfois un réel désir de rencontrer un homme parfaitement instruit de ces livres, pour en discuter avec lui point par point, et voir ce qu’il en pensait. C’est que déjà les discours d’un certain Elpidius, qui parlait en public et disputait contre les Manichéens, avaient, dès Carthage même, commencé à m’ébranler; car il apportait à propos des Écritures de tels arguments qu’on ne pouvait pas facilement leur résister. Et la réponse des Manichéens me paraissait faible. Ils ne l’exprimaient pas, il est vrai, facilement en publie, mais à nous dans l’intimité: à les entendre, les écrits du Nouveau Testament auraient été falsifiés par je ne sais qui, dans le dessein d’introduire la loi judaïque dans la foi chrétienne, alors qu’eux-mêmes ne pouvaient produire aucun exemplaire inaltéré 2 Mais surtout, paralysé et suffoqué, j’étais en quelque manière écrasé quand j’imaginais le monde corporel, par ces fameuses masses sous le poids desquelles je haletais, sans pouvoir reprendre souffle à l’air transparent et pur de ta vérité.

Mœurs des étudiants à Rome.

12. 22. Je m’étais donc appliqué à commencer la tâche pour laquelle j’étais venu à Rome, l’enseignement de la rhétorique; et j’avais d’abord rassemblé chez moi quelques élèves, à qui et grâce à qui j’avais commencé de me faire connaître. Et voici que j’apprends l’existence, à Rome, d’autres procédés dont je n’avais pas à souffrir en Afrique. Car en vérité les chambardements de jeunes dévoyés n’existaient pas ici, j’en eus la preuve; « mais tout à coup, dit-on, pour ne pas acquitter d’honoraires à leur maître, un bon nombre de jeunes gens se donnent le mot, et se transportent chez un autre, trahissant ainsi leurs engagements et, parce que l’argent leur est cher, faisant bon marché de la justice ». Ceux-là aussi, mon cœur les haïssait, quoique ce ne fût pas d’une haine parfaite 77De fait, je risquais d’être leur victime, et de là venait ma haine peut-être plus que de l’acte illicite qu’ils commettaient contre quelqu’un. Il est pourtant certain que des gens de cette sorte sont répugnants, et qu’ils forniquent loin de toi 78car ils aiment de frivoles jouets du temps et un gain de boue qui salit la main quand on le prend, ils embrassent un monde qui fuit, et te méprisent toi qui demeures et qui rappelles, pour lui pardonner quand elle revient vers toi, la prostituée, l’âme humaine. Aujourd’hui encore je hais de tels esprits, déformés et contrefaits, et pourtant pour les corriger je les aime, afin qu’ils préfèrent à l’argent l’enseignement même qu’ils apprennent, mais qu’à cet enseignement ils te préfèrent toi, Dieu, Vérité, abondance de bien certain, paix très chaste. Mais alors je ne voulais pas, par intérêt pour moi, les souffrir mauvais, plutôt que de vouloir, par intérêt pour toi, qu’ils devinssent bons.

III. La venue à Milan

Nomination d’Augustin à Milan.

13. 23. Aussi, lorsqu’à Rome le préfet de la ville reçut un message de Milan, qui lui demandait de procurer à cette cité un professeur de rhétorique, et proposait même le voyage aux frais de l’État, je briguai moi-même ce poste par l’entremise de ceux-là même qu’enivraient les vanités manichéennes – c’est pour me libérer d’eux que j’allais là-bas, mais ni eux ni moi ne le savions – et je demandai donc que, une fois passée l’épreuve du discours proposé, le préfet d’alors Synimaque m’y envoyât.

Accueil d’Ambroise.

Et je vins à Milan, chez l’évêque Ambroise: c’était un des hommes les plus éminents, d’après la notoriété universelle, et ton pieux adorateur; et son éloquence zélée distribuait alors la fine fleur de ton froment 79, et la joie riante de l’huile 80, et «la sobre ivresse du vin »  81, à ton peuple. Or près de lui j’étais conduit par toi inconsciemment, pour être par lui conduit vers toi consciemment. Cet homme de Dieu 82m’accueillit paternellement, et se félicita de mon séjour à l’étranger avec une charité bien digne d’un évêque.

Assiduité d’Augustin aux sermons d’Ambroise.

Et je me pris à l’aimer en voyant d’abord en lui, non pas sans doute le docteur d’une vérité que je n’attendais plus du tout de ton Église, mais un homme bienveillant envers moi. Et j’étais empressé à l’écouter dans ses explications au peuple, non que j’eusse l’intention que j’aurais dû avoir, mais je sondais pour ainsi dire son éloquence, pour voir si elle était au niveau de sa renommée, ou si elle coulait plus haute ou plus basse qu’on ne le proclamait. A ses paroles je suspendais mon attention, mais pour le fond je restais indifférent et dédaigneux et je goûtais le charme d’un langage, plus cultivé sans doute, moins enjoué pourtant et moins séduisant que celui de Faustus, en ce qui touche la forme. Pour le fond des choses elles-mêmes, aucune comparaison: l’un divaguait à travers les faussetés manichéennes, tandis que l’autre donnait, d’une manière très salutaire, la doctrine du salut. Mais le salut est loin des pécheurs 83comme celui que j’étais à ce moment-là. Et pourtant, j’en approchais tout doucement et sans le savoir.

Ambroise révèle à Augustin le sens spirituel des Écritures.

14. 24. En vérité, bien que je n’eusse pas à cœur de m’instruire des choses dont il parlait, mais seulement d’entendre comment il parlait – oui, tel était, dans mon désespoir de voir désormais s’ouvrir à l’homme une voie vers toi, le vain souci qui m’était resté – elles pénétraient aussi dans mon esprit avec les mots que j’aimais, ces choses que je négligeais. De fait, je ne pouvais les dissocier; et pendant que j’ouvrais mon cour pour surprendre combien sa parole était éloquente, en même temps pénétrait aussi en moi combien sa parole était vraie, par degrés bien sûr. Tout d’abord, en effet, ses idées commencèrent bientôt à me paraître défendables elles aussi; et la foi catholique, pour la défense de laquelle j’avais cru qu’on ne pouvait rien dire en face des attaques manichéennes, j’estimais déjà qu’on pouvait la soutenir sans impudence, surtout après avoir entendu bien des fois résoudre l’une ou l’autre des difficultés que présentent les anciennes Écritures, dont le sens pris à la lettre me tuait 84. Aussi, à l’exposé du sens spirituel donné à un grand nombre de passages de ces livres, je me reprochais déjà mon désespoir, celui-là en tout cas qui m’avait fait croire que la Loi et les Prophètes 85, devant l’exécration et le sarcasme, ne pouvaient absolument pas tenir. Pourtant, je ne pensais pas encore qu’il y eût obligation pour moi, d’entrer dans la voie catholique dès lors qu’elle aussi pouvait avoir des défenseurs instruits, et capables de réfuter avec abondance et sans absurdité les objections; ni non plus obligation de condamner désormais le parti ou je me tenais, dès lors que la défense s’équilibrait de part et d’autre. En effet, si le catholicisme ne me semblait plus un vaincu, il n’apparaissait pas encore comme un vainqueur.

Rupture avec les Manichéens.

14. 25. Mais à ce moment, je tendis toute l’énergie de mon esprit, pour voir si je pouvais de quelque manière, par des arguments décisifs, convaincre les Manichéens d’erreur. Or, si j’avais pu concevoir une substance spirituelle, aussitôt toute leur construction eût été disloquée et balayée de mon esprit; mais je ne pouvais pas. Néanmoins, sur la matière de ce monde et sur tout le domaine de la nature accessible aux sens charnels, les opinions d’un grand nombre de philosophes paraissaient à mou jugement beaucoup plus probables, après maintes et maintes réflexions et comparaisons. Aussi, à l’exemple des Académiciens, tels qu’on les interprète, je doutais de tout, et je flottais entre toutes les doctrines; alors je décidai qu’il fallait abandonner du moins les Manichéens, ne croyant pas devoir, en pleine crise de doute, me maintenir dans une secte au‑dessus de laquelle je plaçais déjà un certain nombre de philosophes; à ces philosophes pourtant, parce qu’ils ignoraient le nom salutaire du Christ, je refusais absolument de confier le traitement des langueurs de mon âme 86. Je résolus donc d’être catéchumène dans 1’1glise catholique, qui se recommandait de mes parents, aussi longtemps qu’une certitude ne me montrerait pas dans sa lumière où diriger ma course.

Source : https://www.augustinus.it/francese/confessioni

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