LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN (Livre XII)

LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou
LIVRE XII

MÉDITATION SUR L’ÉCRITURE

Genèse 1, 1:…caelum et terram

Obscurité de l’Écriture.

1. 1. Mon cour se donne bien du mal, Seigneur, dans le dénuement de ma vie présente, quand les paroles de ta sainte Écriture frappent à sa porte. Et si l’indigence de l’intelligence humaine est très souvent riche en discours, c’est que la recherche parle plus que la découverte, la demande est plus longue que l’obtention, et la main qui frappe plus laborieuse que celle qui reçoit 1. Nous avons une promesse: qui en gâtera l’effet? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous2 Demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira. Oui, quiconque demande reçoit, et qui cherche trouvera, et à qui frappe on ouvrira 3. Ce sont tes promesses; et qui craindrait d’être trompé, lorsque c’est la vérité qui promet? 4

Le «ciel du ciel», le ciel et la terre.

2. 2. L’humilité de ma langue le confesse à ta grandeur 5: c’est toi qui as fait le ciel et la terre, ce ciel que je vois et cette terre que je foule, d’où provient la terre que je porte en moi. C’est toi qui les as faits. Mais où est, Seigneur, le ciel du ciel, sur lequel nous avons appris dans la parole du psaume: Le ciel du ciel au Seigneur, mais la terre, il l’a donnée aux fils des hommes 6Où est le ciel que nous ne voyons pas, par rapport auquel est terre tout ce que nous voyons? Car le s tout » corporel, où tout n’est pas partout, a pris ainsi jusqu’en ses parties extrêmes un aspect de beauté dont la base est notre terre; mais en regard de ce ciel du ciel, même le ciel de notre terre est terre. Et il n’est pas déplacé de dire que l’un et l’autre de ces grands corps sont terre, par rapport à je ne sais quel ciel qui est au Seigneur, non aux fils des hommes.

I. Interprétation augustinienne de «caelum et terra»

La «terre invisible et inorganisée», les «ténèbres sur l’abîme signifient la matière informe.

3. 3. Donc, cette terre était invisible et inorganisée; c’était » je ne sais quelle profondeur d’abîme sur laquelle il n’y avait pas de lumière, parce qu’aucune forme n’apparaissait en elle. Aussi as-tu ordonné d’écrire: Les ténèbres étaient sur l’abîme 7Qu’est-ce d’autre que l’absence de lumière? Car, où la lumière pouvait-elle être, si elle était, à moins d’être au-dessus, émergeant et éclairant? Là donc où la lumière n’était pas encore, qu’était la présence des ténèbres sinon l’absence de lumière? C’est pourquoi, au-dessus les ténèbres étaient présentes, parce que au-dessus la lumière était absente, comme pour le son: où il n’est pas, c’est le silence. Et qu’est-ce à dire: « il y a là du silence », sinon «il n’y a pas là de son »? N’est-ce pas toi, Seigneur, qui as enseigne cette âme qui te confesse? N’est-ce pas toi, Seigneur, qui m’as enseigne ceci 8: avant que cette matière informe eût reçu de toi sa forme et ses caractères distinctifs, il n’y avait pas quelque chose, pas de couleur, pas de figure, pas de corps, pas d’esprit? Ce n’était pas cependant le néant absolu; c’était une sorte d’« informité » sans aucune apparence.

Pourquoi donner ces noms à la matière informe?

4. 4. Aussi, par quel nom l’appeler, pour en donner même aux esprits plus lents une vague idée, si ce n’est par un nom couramment usité? Or, dans toutes les parties de l’univers, que peut-on trouver qui se rapproche plus d’une « totale informité » que la terre et l’abîme? Ils ont moins belle apparence en effet, en raison de leur rang infime, que les autres êtres du dessus, tout de lumière et d’éclat. Pourquoi donc n’accepterais-je pas que l’informité de la matière que tu avais faite sans apparence pour en faire un monde de belle apparence, fût commodément signifiée aux hommes par les mots de terre invisible et inorganisée 9?

Comment concevoir la matière informe?

5. 5. Ainsi, quand la réflexion cherche dans cette matière ce qu’elle en peut atteindre en la percevant, et se dit à elle-même: « Ce n’est pas une forme intelligible comme la vie, comme la justice, puisqu’elle est matière des corps; ni une forme sensible, puisqu’il n’y a pas quelque chose à voir, quelque chose à percevoir par les sens dans l’invisible et l’inorganisé »; quand donc la réflexion humaine se dit cela, son effort s’arrête, soit à la connaître en l’ignorant, soit à l’ignorer en la connaissant.

Comment Augustin manichéen concevait la matière; comment il la conçoit maintenant.

6. 6. Quant à moi, Seigneur, – si je dois tout te confesser, par ma bouche et ma plume 10, de ce que tu m’as enseigné sur cette matière, – auparavant j’en entendais le nom sans le comprendre, car ceux qui m’en parlaient ne le comprenaient pas eux-mêmes’; je la concevais sous des aspects innombrables et divers, et par là même ce n’était pas elle que je concevais. Dans un désordre extrême, mon esprit déroulait des formes hideuses et repoussantes, mais qui étaient pourtant des formes; et j’appelais informe ce qui était en état, non pas de manquer de forme, mais d’en avoir une telle que, si elle apparaissait, son aspect insolite et bizarre rebutât mes sens et décontenançât la faiblesse de l’homme. Mais ce que je concevais ainsi était informe, non par privation de toute forme, mais par comparaison avec de plus belles formes. La droite raison me persuadait de supprimer tout reste quelconque de toute forme, si je voulais concevoir l’informe absolu; et je ne le pouvais pas. Car j’arrivais plus vite à penser qu’une chose n’était pas, si elle était privée de toute forme, qu’à concevoir une chose qui fût entre la forme et le néant, ni forme ni néant, une chose informe proche du néant. Mon intelligence cessa dès lors d’interroger mon esprit, qui était rempli d’images de corps revêtus de forme et, à sa guise, les changeait et les variait. Je portai mon attention sur les corps eux-mêmes, et j’observai plus profondément leur mutabilité, qui les fait cesser d’être ce qu’ils avaient été, et commencer d’être ce qu’ils n’étaient pas. Je soupçonnai que ce passage même de forme à forme, c’était par quelque chose d’informe qu’il se faisait, non par un néant absolu. Mais je désirais savoir, non soupçonner. Et si ma voix et ma plume doivent tout te confesser de ce que tu as débrouillé pour moi sur cette question, quel lecteur endurera de me suivre? Mon cœur du moins ne cessera pas, à cause de cela, de te rendre honneur et de chanter ta louange, pour tout ce qu’il n’arrive pas à exprimer. En effet, la mutabilité même des choses muables est capable de toutes les formes, en lesquelles se muent les choses muables. Mais elle-même, qu’est-elle? Est-ce un esprit? Est-ce un corps? Est-ce une apparence d’esprit ou de corps? Si l’on pouvait la dire «un néant qui est quelque chose » et « un être qui est un non-être », voilà ce que je dirais d’elle. Et pourtant déjà, elle était de quelque façon, pour qu’elle pût prendre ces apparences visibles et organisées.

La création « de nihilo».

7. 7. Et d’où était-elle de quelque façon, si elle n’était pas de toi, de qui sont toutes choses, dans toute la mesure où elles sont? Mais elles sont d’autant plus éloignées de toi, qu’elles sont plus dissemblables de toi: car il ne s’agit pas de lieu. Ainsi donc toi, Seigneur, qui n’es pas ici ou là autre et autrement, mais l’être même, oui, l’être même, saint, saint, saint, Seigneur Dieu tout-puissant 11, c’est toi, dans le principe qui est de toi, dans ta sagesse qui est née de ta substance, qui as fait quelque chose, et du néant. Oui, tu as fait le ciel et la terre 12sans les faire de toi; sinon il y aurait quelque chose d’égal à ton fils unique et par le fait à toi aussi, et il ne conviendrait absolument pas qu’il y eût quelque chose d’égal à toi qui ne fût pas issu de toi; et, hormis toi, il n’y avait rien d’autre dont tu aurais pu les faire, ô Dieu, Trinité une et Unité trine. Voilà pourquoi c’est du néant, que tu as fait le ciel et la terre, une grande chose et une petite chose, puisque tu es tout-puissant et bon pour faire toutes choses bonnes, le grand ciel et la petite terre. Toi, tu étais; et le reste, c’était le néant, d’où tu as fait le ciel et la terre, deux sortes d’êtres, l’un proche de toi, l’autre proche du néant, l’un tel qu’au-dessus de lui tu étais, l’autre tel qu’au-dessous de lui c’était le néant.

Dieu fit donc la matière, du néant, et de la matière toutes choses visibles.

8. 8. Mais ce ciel du ciel est à toi, Seigneur; quant à la terre que tu as donnée aux fils des hommes 13 à voir et à toucher, elle n’était pas telle que maintenant nous la voyons et la touchons. Elle était en effet invisible et inorganisée c’était nn abîme sur lequel il n’y avait pas de lumière ou encore les ténèbres étaient par-dessus l’abîme 14c’est-à-dire plus que dans l’abîme. Car l’abîme actuel des eaux désormais visibles a, jusque dans ses profondeurs, son genre de lumière, perceptible en quelque façon aux pois- sons et aux êtres vivants qui rampent au fond; mais tout l’ensemble d’alors était proche du néant, puisqu’il était encore absolument informe; il était déjàcependant capable de recevoir uniforme. C’est toi, en effet, Seigneur, qui as fait le monde d’une matière informe 15, que du néant tu as faite presque néant, pour faire de là les grandes choses que nous admirons, nous les fils des hommes. Car il est tout à fait admirable ce ciel corporel, ce firmament que tu as créé entre l’eau et l’eau, le second jour, après la création de la lumière, en disant: Qu’il soit fait, et il a été fait ainsi 16. Ce firmament, tu l’as appelé ciel 17, mais il est le ciel de cette terre et de cette mer que tu fis le troisième jour 18, en donnant une apparence visible à la matière informe que tu fis avant qu’il n’y eût de jour. En réalité, tu avais déjà fait aussi un ciel, avant qu’il n’y eût de jour, mais c’était le ciel de ce ciel, parce que dans le principe tu avais fait le ciel et la terre 19. Quant à la terre elle-même que tu avais faite, elle était matière informe, parce qu’elle était invisible et inorganisée et que les ténèbres étaient sur l’abîme. De cette terre invisible et inorganisée, de cette informité, de ce presque néant, tu devais faire toutes ces choses en quoi consiste, sans être consistant, ce monde muable; en lui apparaît la mutabilité elle-même qui permet au temps de se faire percevoir et mesurer, car les mutations des choses constituent le temps, tandis que varient et se succèdent les apparences, qui ont pour matière la terre invisible précitée.

Le «ciel du ciel» et la matière informe échappent au temps.

9. 9. Voilà pourquoi l’Esprit quienseigne ton serviteur, en rappelant que tu fis dans le principe le ciel et la terre 20, ne dit rien du temps, ne parle pas des jours. C’est qu’en effet le ciel du ciel 21que tu fis dans le principe, est quelque créature intellectuelle qui, sans être le moins du monde coéternelle à toi, Trinité, participe néanmoins à ton éternité, surmonte fortement sa mutabilité en raison de la douceur de ta bienheureuse contemplation, et, en adhérant intimement à toi sans nulle défaillance, depuis qu’elle a été faite, échappe à la ronde de toutes les successions des temps. Quant à cette informité, la terre invisible et inorganisée 22elle non plus n’a pas été comptée en jours. Là en effet où il n’y a aucune apparence, aucun ordre, rien ne vient, rien ne passe; et là où ce mouvement ne se produit pas, il n’y a évidemment ni jours ni successions d’espaces de temps.

Prière pour obtenir la pleine lumière.

10. 10. O Vérité, lumière de mon cour, ne laisse pas mes ténèbres me parler! J’ai coulé vers les choses d’ici-bas et je suis devenu obscurité; mais de là, même de là, je t’ai profondément aimée. J’ai erré 23, et je me suis souvenu de toi 24J’ai entendu ta voix derrière moi 25me disant de revenir, et j’ai mal entendu dans le tumulte des gens inapaisés. Et maintenant voici que je reviens, tout brûlant et haletant vers ta source. Que nul ne m’écarte! que j’y boive et que j’en vive 26! Que moi je ne sois pas ma vie! j’ai mal vécu de moi, je fus la mort pour moi en toi je reprends vie 27! Toi, parle-moi; toi, instruis-moi. J’ai mis foi dans tes livres et leurs paroles sont des mystères profonds 28.

Certitudes acquises: Dieu est éternel, tout le reste est créé.

11. 11. Tu m’as déjàdit, Seigneur, d’une voix forte à l’oreille intérieure, que tu es l’Éternel, ayant seul l’immortalité 29puisque tu ne changes sous aucun aspect ni mouvement et que ta volonté ne varie pas au gré du temps; car, n’est pas immortelle la volonté qui veut tantôt ceci, tantôt cela 30. Cette vérité, en ta présence 31est claire pour moi qu’elle devienne de plus en plus claire, je t’en prie, et que dans cette révélation je demeure sagement sous tes ailes. De même tu m’as dit, Seigneur, d’une voix forte à l’oreille intérieure, que toutes les natures et les substances, qui ne sont pas ce que tu es et sont pourtant, c’est toi qui les as faites; seul n’est pas de toi ce qui n’est pas, ainsi que le mouvement d’une volonté qui s’écarte de toi qui «es » vers ce qui «est » moins, parce qu’un tel mouvement est faute et péché; et nul péché ne te nuit ni ne trouble l’ordre de ton empire, soit en haut, soit en bas. Cette vérité, en ta présence, est claire pour moi qu’elle devienne de pins en plus claire, je t’en prie, et que dans cette révélation je demeure sagement sous tes ailes.

Le « ciel du ciel » n’est pas coéternel à Dieu.

11. 12. De même tu m’as dit, d’une voix forte à l’oreille intérieure, que n’est pas non plus coéternelle à toi cette créature dont tu es toi seul la volupté; qui s’abreuve à toi dans la plus constante chasteté et ne répand nulle part ni jamais sa mutabilité; qui, jouissant de ta perpétuelle présence, attachée à toi de tout son amour, n’ayant pas d’avenir à attendre ni de trajet à faire vers un passé à se rappeler, ne subit aucune vicissitude de variation ni aucune distension dans le temps. O béatitude pour cette créature, s’il en est une, d’être liée à ta béatitude! béatitude pour elle, que tu sois éternellement celui qui l’habite et l’illumine! Et je ne vois pas quelle chose il faudrait appeler plus volontiers, selon mon jugement, ciel du ciel du Seigneur 32sinon cette créature où tu demeures, qui contemple tes délices 33 sans qu’aucune défaillance ne la fasse sortir vers autre chose, intelligence pure qui est une dans un accord parfait grâce à la stabilité de la paix des saints esprits, citoyens de ta cité, dans les cieux au-dessus de nos cieux.

11. 13. Par-là que l’âme comprenne, l’âme dont le pèlerinage 34 s’accomplit au loin, si déjà elle a soif de toi, si déjà elle s’est fait un pain de ses larmes quand on lui dit chaque jour: Où est ton Dieu?  35si déjà elle te demande une seule chose et la recherche: habiter dans ta maison tous les jours de sa vie 36 – et qu’est sa vie à elle, sinon toi et que sont tes jours à toi, sinon ton éternité, comme le sont tes années qui n’ont pas de déclin, parce que tu es le même toi-même 37? – parlà donc que l’âme comprenne, l’âme qui le peut, combien loin au-dessus de tous les temps tu es éternel, puisque cette créature où tu demeures, qui ne s’est pas écartée dans son pèlerinage, quoique non coéternelle à toi, ne subit pourtant, parce qu’elle reste liée à toi sans cesse et sans défaillance, aucune des vicissitudes du temps. Cette vérité, en ta présence, est claire pour moi: qu’elle devienne de plus en plus claire, je t’en prie, et que dans cette révélation je demeure sagement sous tes ailes.

La matière informe n’est pas sujette au temps.

11. 14. Voici je ne sais quoi d’informe en ces mutations des choses dernières et infimes. Qui osera me dire, à part celui qui erre et se roule à travers les vanités de son cœur avec ses imaginations, qui à part celui-là osera me dire que, une fois anéantie et consumée toute apparence, si l’informité reste seule pour permettre le changement et le passage d’apparence en apparence, elle puisse présenter les successions des temps? Oui, c’est absolument impossible, parce que, sans variété de mouvements, il n’y a point de temps: et il n’y a nulle variété, où il n’y a nulle apparence.

II y a donc deux créatures hors du temps, mais non coéternelles à Dieu.

12. 15. Ceci considéré, dans la mesure où tu le donnes, mon Dieu, où tu m’excites à frapper, où tu m’ouvres quand je frappe 38, je trouve deux choses que tu as faites dépourvues de temps, bien que ni l’une ni l’autre ne te soit coéternelle; l’une formée de telle façon que, sans aucune défaillance de contemplation, sans aucune interruption venant d’une mutation, et, quoique muable, sans subir pourtant de mutation, elle jouit de ton éternité et de ton incommutabilité; l’autre, tellement informe qu’elle n’avait pas de quoi passer d’une forme quelconque à une autre forme quelconque, soit dans le mouvement soit dans le repos, ce qui l’eût soumise au temps. Mais celle‑ci, tu ne l’as pas laissée dans son état d’informité, puisque, avant de faire un jour quelconque, tu as fait dans le principe le ciel et la terre 39ces deux choses dont je parlais. Or la terre était invisible et inorganisée, et les ténèbres étaient sur l’abîme 40Ces paroles insinuent l’idée d’informité, comme un palier pour accueillir ceux qui ne peuvent concevoir une privation d’apparence, qui soit totale sans parvenir pourtant jusqu’au néant; d’elle seraient faits le second ciel, la terre visible et organisée, la belle apparence de l’eau, et tout ce qui a été fait ensuite dans la constitution de ce monde 41 et qui est rapporté, mais avec mention des jours, parce que ces choses sont telles qu’en elles agissent les vicissitudes des temps, à cause des changements réguliers des mouvements et des formes.

C’est pourquoi l’Écriture ne fait pas mention de jours à leur propos.

13. 16. Voici ce que je comprends pour l’instant, mon Dieu, lorsque j’entends dire à ton Écriture: Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre; or la terre était invisible et inorganisée, et les ténèbres étaient sur l’abîme 42sans que l’Écriture indique quel jour tu fis cela. Voici ce que je comprends pour l’instant, en considérant ce ciel du ciel 43ciel intellectuel où il est donné à l’intelligence de connaître simu1tanment non partiellement, non en figure, non dans un miroir, mais totalement, en toute évidence, face à face 44non tantôt ceci tantôt cela, mais comme il a été dit, de connaître simultanément, sans aucune succession de temps; en considérant aussi la terre invisible et inorganisée sans aucune succession de temps, qui comporte normalement tantôt ceci tantôt cela, parce que là où il n’y a nulle apparence, nulle part il n’y a de ceci et de cela; en considérant ces deux choses, l’une informée originellement, l’autre informe entièrement, celle‑là étant le ciel, mais le ciel du ciel, celle‑ci la terre, mais la terre invisible et inorganisée; donc en considérant ces deux choses, je comprends pour l’instant que ton Écriture dise sans mention de jours: Dans le principe, Dieu a fait le ciel et la terre. Elle ajoute d’ailleurs aussitôt de quelle terre il s’agit. Et en rapportant que le second jour fut fait le firmament et qu’il fut appelé ciel 45elle insinue de quel ciel il a été parlé auparavant sans mention de jours.

II. Diversité des interprétations légitimes de l’écriture

Profondeur de l’Ecriture. Détracteurs et opposants.

14. 17. Admirable profondeur de tes oracles, dont voici devant nous la surface caressante aux tout petits Mais admirable profondeur, mon Dieu, admirable profondeur! On éprouve un effroi sacré à fixer son regard sur elle: effroi de respect et tremblement d’amour. Je hais violemment ses ennemis. Oh! si tu les pourfendais de ton glaive à deux tranchants 46, et qu’ils ne fussent plus ses ennemis C’est ainsi en effet que j’aime qu’ils meurent à soi, afin qu’ils vivent à toi. Mais en voici d’autres, qui ne blâment plus mais louent le livre de la Genèse. « Ce n’est pas cela, disent-ils, qu’a voulu faire entendre dans ces paroles l’Esprit de de Dieu qui, par Moïse son serviteur, a écrit ce livre. Non, ce qu’il a voulu faire entendre n’est pas ce que tu dis, mais autre chose que nous disons, nous ». A ceux‑là, moi, te prenant pour arbitre, ô notre Dieu à tous, voici comment je réponds.

Ce que les opposants ne nient pas: l’éternité et l’immutabilité du Créateur.

15. 18. Direz‑vous par hasard qu’est faux ce que la Vérité me dit d’une voix forte a l’oreille; intérieure sur la véritable éternité du créateur, à savoir que, d’aucune manière, sa substance ne varie à travers les temps, et que sa volonté n’est pas extérieure à sa substance? Ainsi le créateur n’en est pas tantôt à vouloir ceci, tantôt à vouloir cela, mais à vouloir une fois pour toutes et ensemble et toujours tout ce qu’il veut; il n’en est pas à vouloir de nouveau et de nouveau, maintenant ceci et maintenant cela, à vouloir ensuite ce qu’il ne voulait pas, ou à ne plus vouloir ce qu’il voulait d’abord, car pareille volonté est muable, et rien de muable n’est éternel; or notre Dieu est éternel 47De même pour ceci, que la Vérité me dit à l’oreille intérieure l’attente des choses à venir devient contemplation quand elles sont venues, et cette contemplation devient souvenir quand elles sont passées.Mais toute attention qui varie de la sorte est muable, et rien de muable n’est éternel: or notre Dieu est éternel. Je rassemble ces vérités, je les unis, et je découvre que mon Dieu, Dieu éternel, n’a pas créé le monde par un acte de quelque volonté nouvelle, et que sa science n’a rien de transitoire à subir.

– la création de la matière et du «ciel du ciel»;

15. 19. Que direz‑vous donc, ô contradicteurs? Ces choses seraient‑elles fausses? Non, répondent‑ils. Quoi encore? Est‑il faux par hasard que toute nature pourvue de forme, ou toute matière susceptible de forme, ne tient son être que de celui qui est souverainement bon, parce qu’il est souverainement? «Cela non plus, nous ne le nions pas», disent‑ils. Quoi donc? Allez‑vous nier qu’il existe une créature sublime, unie au Dieu véritable et véritablement éternel par un amour si chaste que, sans être coéternelle à Dieu, elle ne se détache pourtant jamais de lui pour s’écouler dans les variations et vicissitudes du temps, mais se repose dans la plus véridique contemplation de lui seul, car c’est toi, ô Dieu, quand elle t’aime autant que tu l’ordonnes, qui te montres à elle et qui lui suffis 48et c’est pour cela qu’elle ne dévie pas de toi, pas même vers soi? C’est la maison de Dieu 49qui n’est ni terrestre, ni corporelle tirée de quelque masse céleste, mais spirituelle et participante de ton éternité, parce qu’elle est sans tache pour l’éternité. En effet tu l’as établie pour des siècles et des siècles de siècles; tu as posé une loi et elle ne passera pas 50. Et cependant elle n’est pas coéternelle à toi, puisqu’elle n’est pas sans commencement: car elle a été faite.

– la différence entre le « ciel du ciel » et le Verbe;

15. 20. Oui, sans doute nous ne trouvons pas de temps avant cette créature, puisque de toutes choses la première qui fut créée c’est la sagesse 51Et il ne s’agit pas là bien entendu de la sagesse qui à toi, son Père, ô notre Dieu, est pleinement coéternelle et égale, par laquelle ont été créées toutes choses, et qui est ce principe dans lequel tu as fait le ciel et la terre 52mais il s’agit bien sûr de la sagesse qui a été créée, c’est‑à‑dire de cette nature intellectuelle qui, par la contemplation de la lumière, est lumière, car on l’appelle elle aussi, bien qu’elle soit créée, la sagesse. Mais, autant il y a de différence entre la lumière qui illumine et celle qui est illuminée, autant il y en a entre la sagesse qui crée et celle‑ci qui est créée, comme entre la justice justifiante et la justice produite par la justification; nous aussi en effet nous avons été appelés ta justice, puisqu’un de tes serviteurs a dit afin que nous, nous soyons en lui justice de Dieu 53Donc, de toutes choses la première qui fut créée c’est une certaine sagesse qui a été créée, esprit raisonnable et intellectuel de ta chaste cité, notre mère, qui est en haut et qui est libre 54et éternelle dans les cieux 55;dans quels cieux, sinon dans ceux qui te louent, les cieux des cieux 56, parce que c’est cela aussi le ciel du ciel du Seigneur 57? Donc, sans doute nous ne trouvons pas de temps avant elle, puisqu’elle précède même la création du temps, elle qui de toutes choses fut créée la première. Pourtant, avant elle existe l’éternité du Créateur lui‑même, par qui elle a été faite, prenant ainsi une origine, non pas il est vrai selon le temps, puisqu’il n’y avait pas encore de temps, mais selon la condition qui lui est propre.

‑ la différence entre le «ciel du ciel».

15. 21. Ainsi elle est de toi, notre et Dieu; Dieu, d’unefaçon telle que c’est un être tout autre que toi, et non l’être même, bien que non seulement avant elle mais même en elle nous ne trouvions pas de temps, car elle est capable de voir toujours ta face 58, et nulle part elle ne s’en écarte, ce qui fait qu’aucune mutation ne la fait changer. Il y a en elle cependant la mutabilité elle‑même, par quoi elle pourrait s’enténébrer et se refroidir, si, par le grand amour qui la fait adhérer à toi, comme un perpétuel midi elle ne brillait et brûlait de toi 59. O maison lumineuse et prestigieuse! J’ai aimé ta beauté et le lieu où réside la gloire de mon Seigneur 60 qui t’a bâtie et te possède. Que vers toi soupire mon pèlerinage! Et je dis à celui qui t’a faite de me posséder moi aussi en toi, parce qu’il m’a fait moi aussi. J’ai erré comme une brebis perdue 61mais sur les épaules de mon pasteur 62, ton constructeur, j’ai l’espoir d’être ramené à toi.

‑ l’intemporalité du «ciel du ciel » et de la matière informe.

15. 22. Que me dites‑vous, vous à qui je m’adressais, ô contradicteurs, qui croyez cependant et que Moïse est un pieux serviteur de Dieu et que ses livres sont les oracles de l’Esprit Saint? N’est‑ce pas là cette maison de Dieu, sans doute non coéternelle à Dieu, mais pourtant, selon sa mesure, éternelle dans les cieux, où vous cherchez lesvicissitudes du temps, bien en vainpuisque nous ne les trouvez pas 63? Elle dépasse en effet toute distension et tout espace du temps fugace, elle pour qui toujours adhérer à Dieu est un bien 64«C’est elle », répondent‑ils. Qu’est‑ce donc, parmi ces choses que mon cour a criées vers mon Dieu 65 quand il entendait au‑dedans la voix de sa louange 66qu’est‑ce donc que vous prétendez être faux? Serait‑ce l’existence d’une matière informe, là où, à cause de l’absence de toute forme, il n’y avait aucun ordre? Mais là où il n’y avait aucun ordre, il ne pouvait y avoir aucune vicissitude de temps. Et toutefois, ce «presque rien», dans la mesure où il n’était pas totalement rien, était assurément de celui de qui est tout ce qui est pourvu que cela soit de quelque façon quelque chose 67. «Cela non plus, disent‑ils, nous ne le nions pas. »

Augustin ne veut discuter qu’avec ceux qui qui admettent ces vérités.

16. 23. En fait, ceux avec je veux m’entretenir un peu, devant toi, mon Dieu, sont les gens qui admettent que tout ce qu’au‑dedans ta Vérité consent à dire à mon esprit est vrai. Quant à ceux qui le nient, eh bien qu’ils aboient tant qu’ils veulent, qu’ils s’assourdissent eux‑mêmes. Je ferai tout pour les convaincre de s’apaiser et de préparer à ta parole le chemin de leur cœur. Mais s’ils refusent et me repoussent, je t’en conjure, toi, mon Dieu, ne tais pas silence loin de moi 68Toi, parle dans mon cœur en toute vérité 69, car tu es le seul à parler ainsi. Je veux laisser ceux‑là dehors soufflant sur la poussière et soulevant de la terre jusque dans leurs yeux, entrer dans ma chambre 70, te chanter des chants d’amour, gémissant d’indicibles gémissements 71 dans mon pèlerinage, me souvenant de Jérusalem, tendu vers elle, le cœur haut 72, de Jérusalem ma patrie, de Jérusalem ma mère 73, et de toi, au‑dessus d’elle, dominateur, illuminateur, père, tuteur, époux, chastes et fortes délices et joie inébranlable et tous les biens ineffables, tous à la fois parce que seul suprême et vrai bien. Et je ne veux pas m’en détourner jusqu’à ce qu’en la paix de cette mère très chère, où se trouvent les prémices de mon esprit 74, d’où viennent pour moi ces certitudes, tu rassembles tout ce que je suis de la dispersion et difformité où je suis, et que tu le conformes et confirmes pour jamais, ô mon Dieu, ma miséricorde 75. Quant à ceux qui, loin de déclarer fausses toutes ces choses qui sont vraies, honorent, et avec nous mettent au sommet des autorités qu’il faut suivre, l’ouvre du saint homme Moïse, ta sainte Écriture, et qui pourtant formulent contre nous quelques objections, voici comment je leur parle. Toi, ô notre Dieu, sois l’arbitre entre mes confessions et leurs objections.

Divers sens possibles de « caelum et terram ».

17. 24. Ils disent en effet: «Bien que cela soit vrai, ce ne sont pourtant pas ces deux choses que Moïse avait en vue quand, sous la révélation de l’Esprit, il disait: Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre 76Non, par le mot de « ciel », ce n’est pas cette créature spirituelle ou intellectuelle toujours en contemplation devant la face de Dieu 77 qu’il a voulu signifier, ni par le mot de « terre » la matière informe». Quoi donc alors? «Ce que nous disons, nous, affirment‑ils, cela, ce grand homme l’a pensé, cela il l’a exprimé par ces paroles». Qu’est‑ce donc? «Par les mots de « ciel » et de « terre », disent‑ils, c’est ce monde visible tout entier qu’il a voulu désigner d’abord en bloc et en résumé, pour détailler ensuite dans l’énumération des jours, comme article par article, l’ensemble qu’il a plu à l’Esprit Saint d’énoncer ainsi. Tels étaient en effet les hommes qui formaient ce peuple grossier et charnel auquel il s’adressait 78, qu’il fallait, pensait‑il, ne leur présenter parmi les œuvres de Dieu que celles qui sont visibles». Mais la terre invisible et inorganisée, le ténébreux abîme à partir duquel, on le montre par la suite, a été fait et organisé au cours de ces jours cet ensemble visible que tout le monde connaît, il n’y a aucune inconvenance à entendre par là cette matière informe, ils en conviennent.

17. 25. Mais quoi? Un autre ne pourrait-il pas dire que l’idée de cette même matière informe et confuse a été suggérée d’abord par les mots de ciel et de terre, parce que c’est d’elle que ce monde visible avec toutes les natures qui s’y mettent en parfaite évidence, monde que l’on a l’habitude de nommer souvent par les mots de ciel et de terre, a été fondé et mené à perfection? Quoi? Un autre encore ne pourrait-il pas dire que «ciel et terre » est, sans doute, une appellation qui ne convient pas mal à la nature invisible et visible, et que dès lors tout l’ensemble de la création faite par Dieu dans la sagesse, c’est‑à‑dire dans le principe, est compris dans ces deux termes; toutefois, ce n’est pas de la substance même de Dieu, mais de rien 79 que tontes les choses ont été faites, car elles ne sont pas l’être même comme Dieu’, et en toutes il y a une certaine mutabilité, qu’elles soient permanentes comme l’éternelle maison de Dieu, on changeantes comme l’âme et le corps de l’homme; aussi la matière commune de toutes les choses invisibles et visibles, matière encore informe mais à coup sûr susceptible de forme, dont seraient faits le ciel et la terre, c’est‑à‑dire la créature invisible et la créature visible désormais l’une et l’autre pourvues de forme, cette matière a été désignée et appelée par les mots terre invisible et inorganisée et ténèbres sur l’abîme 80à condition de distinguer ces expressions et d’entendre par terre invisible et inorganisée la matière corporelle avant sa qualification par la forme, et par ténèbres sur l’abîme, la matière spirituelle avant la délimitation de son illimitation en quelque sorte fluente et avant son illumination par la sagesse.

17. 26. Il y a ceci encore que l’on pourrait dire, si quelque autre le voulait, à savoir ce ne sont pas les natures invisibles et visibles, déjà parfaites et pourvues de formes, qui sont désignées par les mots de « ciel « et de « terre s, quand on lit Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre; mais c’est le commencement même des choses, encore informe, qui, en tant que matière susceptible de forme et de création, est appelé de ces noms; car dans cettematière déjà existaient à l’état de confusion, non encore distinguées par des qualités et des formes, ces choses qui maintenant, réparties désormais selon leurs ordres, s’appellent ciel et terre, l’une créature spirituelle, l’autre corporelle.

Il est permis de trouver dans l’Écriture un sens qui n’est pas faux, même s’il n’est pas voulu par l’auteur.

18. 27. Toutes ces interprétations, je les écoute et les considère, mais je ne veux point disputer sur des mots car cela ne sert à rien, sinon a la ruine de ceux qui entendent 81Au contraire, pour l’édification, c’est la loi qui est bonne, pourvu qu’on en fasse un usage legitime, parce que sa fin est la charité qui naît d’un cœur pur et d’une bonne conscience et d’une foi sans feinte 82Notre Maître sait bien à quel double précepte il a suspendu toute la loi et les prophètes 83Du moment que je le confesse avec ardeur, ô mon Dieu, lumière de mes yeux 84dans l’obscurité, en quoi cela me gêne‑t‑il que l’on puisse comprendre ces paroles en des sens différents, pourvu toutefois qu’ils soient vrais? En quoi, dis‑je, cela me gêne‑t‑il que j’entende, moi, autrement qu’un autre ne l’a entendu, ce qu’entendait exprimer celui qui a écrit Bien sûr, nous tous qui lisons, nous tendons nos efforts pour dépister et saisir ce qu’a voulu dire l’auteur que nous lisons; et comme nous croyons qu’il dit vrai, nous n’osons pas penser qu’il ait rien dit que nous sachions ou jugions faux. Donc, du moment que chacun s’efforce d’entendre les saintes Écritures comme les a entendues celui qui a écrit, où est le mal si on les entend dans un sens que toi, lumière de tous les esprits véridiques, tu montres vrai, même si celui qu’on lit ne les a pas entendues dans ce sens, puisque lui aussi les a entendues dans un sens vrai, qui n’est pourtant pas celui‑là?

Multiples certitudes à propos de la création.

19. 28. Il est vrai en effet, Seigneur, que tu as fait le ciel et la terre 85. Il est vrai que le principe est ta sagesse, dans laquelle tu as fait toutes choses 86. Ilest vrai aussi que ce monde visible comprend deux grandes parties en lui, le ciel et la terre, dans un assemblage qui résume toutes les natures faites et créées. Il est vrai encore que tout être changeant suggère à notre connaissance une certaine informité, qui lui permet de prendre forme on de changer et de se modifier. Il est vrai que le temps n’atteint jamais l’être qui adhère tellement à la forme immuable qu’il ne subit, tout muable qu’il soit, aucune mutation. Il est vrai que l’informité, qui est presque néant, ne peut pas subir les vicissitudes du temps. Il est vrai que ce dont on fait quelque chose peut, suivant une certaine manière de parler, prendre déjà le nom de cette chose qu’on en fait: ainsi, on a pu appeler « ciel et terre» une quelconque informité, dont furent faits le ciel et la terre. Il est vrai que, de toutes les choses pourvues de forme, rien n’est plus voisin de l’informe que la terre et l’abîme. Il est vrai que, non seulement ce qui est créé et pourvu de forme, mais encore ce qui est susceptible de création et de forme, tu l’as fait, toi de qui sont toutes choses 87Il est vrai que tout ce qui, venant de l’informe, prend forme, est d’abord informe, puis formé.

Diverses interprétations possibles des mots: «in principio».

20. 29. Parmi toutes ces vérités, dont ne doutent pas ceux à qui tu as donné de les voir telles de leur œil intérieur, et ceux qui croient sans broncher que Moïse, ton serviteur, a parlé dans l’Esprit de vérité 88;donc, parmi toutes ces vérités, il en prend une pour lui, celui qui dit: Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre 89c’est‑à‑dire, dans son Verbe coéternel à lui, Dieu a fait la créature intelligente et la créature sensible, ou spirituelle et corporelle. Il en prend une autre, celui qui dit: Dans le principe Dieu; a fait le ciel et la terre, c’est‑à‑dire, dans son Verbe coéternel à lui, Dieu a fait tout l’ensemble de la masse de ce monde corporel, avec toutes les natures manifestes et bien connues qu’il contient. Une autre, celui qui dit: Dans le principe Dieu a ¡ait le ciel et la terre, c’est‑à‑dire, dans son Verbe coéternel à lui, Dieu a fait la matière informe de la créature spirituelle et corporelle. Une autre, celui qui dit: Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre, c’est‑à‑dire, dans son Verbe coéternel à lui, Dieu a fait la matière informe de la créature corporelle, où étaient encore confondus le ciel et la terre, que maintenant nous voyons désormais distincts et pourvus de formes dans la masse de ce monde. Une autre, celui qui dit: Dans le principe Dieu a ¡ait le ciel et la terre, c’est‑à‑dire, dans le commencement même de son action et de son œuvre, Dieu a fait la matière informe contenant confusément le ciel et la terre qui, ayant pris forme en elle, sont maintenant en relief et apparaissent avec tout ce qu’ils renferment.

Diverses interprétations des mots: «terre invisible» et «abîme».

21. 30. De même pour ce qui touche à l’intelligence des mots suivants. Parmi toutes les interprétations qui sontvraies, il en prend une pour lui, celui qui dit: Or la terre était invisible et inorganisée et les ténèbres étaient sur l’abîme 90c’est‑à‑dire cette chose corporelle, que Dieu fit, était la matière des êtres corporels, encore informe, sans ordre, sans lumière. Une autre, celui qui dit: Or la terre était invisible et inorganisée et les ténèbres étaient sur l’abîme, c’est‑à‑dire tout cet ensemble, qui fut appelé « ciel et terre », était la matière encore informe et ténébreuse dont seraient faits le ciel corporel et la terre corporelle, avec tout ce qu’il y a en eux d’accessible à la connaissance des sens corporels. Une autre, celui qui dit: Or la terre était invisible et inorganisée et les ténèbres étaient sur l’abîme, c’est‑à‑dire tout cet ensemble, qui fut appelé «ciel et terre», était la matière encore informe et ténébreuse dont seraient faits le ciel intelligible, appelé ailleurs ciel du ciel 91et la terre, à savoir toute la nature corporelle, en comprenant également sous ce nom notre ciel corporel: c’est‑à‑dire la matière dont serait faite toute créature invisible et visible. Une autre, celui qui dit: Or la terre était invisible et inorganisée et les ténèbres étaient sur l’abîme, ce n’est pas cette informité que l’Écriture a appelée du nom de « ciel et terre», mais l’informité elle‑même, dit‑il, existait déjà, et c’est elle que l’Écriture a nommée «terre invisible et inorganisée et ténébreux abîme »; d’elle que Dieu fit, l’Écriture l’avait dit plus haut, le ciel et la terre, à savoir la créature spirituelle et corporelle. Une autre, celui qui dit: Or la terre était invisible et inorganisée et les ténèbres étaient sur l’abîme, c’est‑à‑dire qu’il y avait déjà une certaine informité, matière dont Dieu fit, l’Écriture l’a dit plus haut, le ciel et la terre, à savoir toute la masse corporelle du monde, distribuée en deux très grandes parties, celle d’en haut et celle d’en bas, avec tout ce qu’elles contiennent de créatures familièrement connues.

Il se peut que l’Écriture ne mentionne pas toutes les créatures.

22. 31. A ces deux dernières opinions, quelqu’un pourrait essayer d’objecter ceci: « Si vous ne voulez pas que cette informité de matière paraisse appelée du nom de «ciel et terre », il y avait donc quelque chose, que Dieu n’avait pas fait, et dont il pût faire le ciel et la terre; car l’Écriture n’a pas raconté que Dieu ait fait cette matière, à moins que nous comprenions qu’elle a été désignée par l’expression de « ciel et terre s ou de « terre» seulement, quand il était dit: Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre 92dès lors ce qui suit: Or la terre était invisible et norganisée 93quand ce serait la matière informe que l’Écriture eût voulu appeler ainsi, nous ne pouvons cependant l’entendre que de cette matière que Dieu fit d’après ce qui est écrit: Il fit le ciel et la terre». Pour répondre cela, les défenseurs de ces deux opinions que nous avons exposées en dernier lieu, ou de l’une des deux, quand ils entendront l’objection, diront: «Certes, nous ne nions pas que cette matière informe ait été faitepar Dieu, Dieu de qui est tout ce qui est très bon 94; oui,de même que nous disons que l’être créé et pourvu de forme est plus largement bon, ainsi nous avouons que ce qui a été fait susceptible de création et de forme est moins bon, mais bon cependant. Et si l’Écriture n’a pas mentionné que Dieu ait fait cette informité, c’est comme beaucoup d’autres choses qu’elle n’a pas mentionnées, ainsi les Chérubins et les Séraphins 95, et ceux que l’Apôtre énumère distinctement, les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances 96et tous ces êtres pourtant, il est manifeste que Dieu les a faits. Par ailleurs si, dans ce qui a été dit: Il a fait le ciel et la terre, tous les êtres sont compris, que disons‑nous des eaux sur lesquelles l’Esprit de Dieu était porté 97? Sien effet on les entend aussi sous le nom de terre, comment dès lors sous le nom de terre accepte‑t‑on la matière informe, quand les eaux apparaissent si belles à nos yeux? Ou si on accepte cela, pourquoi est‑il écrit que de cette même informité le firmament a été fait et appelé ciel 98et n’est‑il pas écrit que les eaux ont été faites? Car elles ne sont plus informes ni invisibles, ces eaux que nous voyons couler sous un si bel aspect. Ou si elles ont reçu cette beauté au moment où Dieu a dit: Que se rassemble l’eau qui est sous le firmament 99, de sorte que ce rassemblement ait été leur formation même, que répondra‑t‑on pour les eaux qui sont au‑dessus du firmament 100? Car, informes, elles n’auraient pas mérité de prendre une place si honorable, et il n’est pas écrit non plus par quel mot elles ont reçu leur forme. Ainsi, il est des choses dont la Genèse ne dit pas que Dieu les a faites, et pourtant Dieu les a faites: ni une saine foi, ni une solide intelligence n’en doutent; et pour cette raison aucune sérieuse doctrine n’osera dire que ces eaux sont coéternelles à Dieu, sous prétexte que, dans le livre de la Genèse, nous les entendons mentionner, mais nous ne trouvons pas d’endroit où l’on dise qu’elles furent faites. Dans ces conditions, pourquoi refuserions nous pour cette matière informe elle aussi, que l’Écriture appelle terre invisible et inorganisée et ténébreux abîme, de comprendre, selon l’enseignement de la vérité, qu’elle a été faite par Dieu de rien, et que pour cette raison elle ne lui est pas coéternelle, bien que ce récit ait omis d’énoncer le moment où elle fut faite? »

Deux sortes de désaccords possibles: sur la vérité des énoncés, sur l’intention de l’écrivain

23. 32. Tout cela, je l’écoute donc et je l’examine avec soin, selon les capacités de ma faiblesse que je te confesse à toi, mon Dieu, qui la connais; et je vois que deux sortes de désaccords peuvent surgir, quand il s’agit d’un message transmis au moyen de signes par des messagers véridiques: c’est d’une part sur la vérité des choses, de l’autre sur l’intention du messager lui‑même, que le désaccord peut porter. Car, autre chose est pour nous de rechercher, à propos de la création du monde, ce qui est vrai, autre chose de rechercher ce que Moïse, familier insigne de ta foi, a voulu faire entendre par ces mots au lecteur et à l’auditeur. Dans le premier genre de recherche, loin de moi tous ceux qui prennent leurs faussetés pour de la science dans le second de même, loin de moi tous ceux qui pensent que Moïse a dit des faussetés. Mais avec ceux‑là je veux m’unir, Seigneur, en toi, et partager leurs délices en toi 101, avec ceux qui se rassasient de ta vérité dans l’amplitude de la charité 102. Puissions‑nous accéder ensemble aux paroles de ton livre, et y chercher ton intention 103 à travers l’intention de ton serviteur, par la plume de qui tu as dispensé tes paroles!

La prudence est requise pour déterminer l’intention de l’écrivain.

24. 33. Mais, qui d’entre nous a si bien découvert cette,intention, parmi tant de vérités que ces paroles comprises dans tel ou tel sens offrent à l’esprit des chercheurs, qu’il puisse dire avec assurance: «Voilà la pensée de Moïse, voilà le sens qu’il a voulu donner à ce récit», aussi bien qu’il dit avec assurance: «Ceci est vrai s, que Moïse ait pensé ainsi ou autrement? Me voici en effet, mon Dieu, moi ton serviteur, qui t’ai voué un sacrifice de confession dans cet ouvrage, te suppliant pour que par ta miséricorde je m’acquitte envers toi de mon vœu 104!Me voici disant avec une belle assurance que, dans ton Verbe immuable, tu as tout créée le visible et l’invisible. Est‑ce avec une aussi belle assurance que je puis dire: «Telle fut l’intention de Moïse, non pas une autre, quand il écrivait: Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre 105 »Car, si je vois dans ta vérité que la première affirmation est vraie, je ne vois pas de la même manière dans son esprit que telle était sa pensée quand il écrivait. De fait, il a pu songer « au commencement même de l’action », en disant: dans le principe. Il a pu aussi, sous les mots de « ciel et terre», dans ce passage, vouloir faire entendre, non pas une nature déjà pourvue de forme et achevée, spirituelle ou corporelle, mais l’une et l’autre encore à l’état d’ébauche informe. Je vois bien qu’on a justement pu dire toutes les choses qu’on disait là‑dessus; mais à laquelle de ces choses Moïse a‑t‑il pensé dans ces mots Je ne le vois pas aussi bien. Pourtant, que ce soit un de ces sens, que ce soit quelque autre non mentionné par moi, qu’un si grand homme ait eu dans l’esprit en prononçant ces mots, c’est la vérité qu’il a vue et qu’il a exprimée comme il faut, je n’en doute pas.

C’est par orgueil que certains objectants prétendent que Moïse a voulu dire ce qu’ils disent eux‑mêmes.

25. 34 Que personne ne vienne 106donc plus m’importuner et me dire: « Non, ce qu’a pensé Moïse n’est pas ce que toi tu dis; mais ce qu’il a pensé, c’est ce que moi je dis». Si l’on me disait en effet: «D’où sais‑tu que Moïse a pensé ce que tu fais dire à ses paroles? », je devrais le prendre de bonne grâce et je répondrais peut être ce que j’ai répondu plus haut, et le ferais même avec un peu plus d’abondance, si l’adversaire était plus exigeant. Mais quand on me dit: « Non, ce qu’il a pensé n’est pas ce que toi tu dis, mais ce que moi je dis », et qu’on le fait sans nier pourtant que ce que nous disons l’un et l’autre soit vrai l’un et l’autre, alors, ô vie des pauvres, ô mon Dieu, dans le sein de qui il n’y a pas de contradiction, fais pleuvoir dans mon cœur des flots de douceur, afin que je supporte ces gens‑là avec patience. S’ils me parlent ainsi, ce n’est pas qu’ils soient devins et qu’ils aient vu dans le cœur de ton serviteur ce qu’ils disent, mais ils sont orgueilleux; ils ne connaissent pas la pensée de Moïse, mais ils aiment la leur, non parce qu’elle est vraie, mais parce que c’est la leur. Sans quoi ils en aimeraient pareillement une autre qui fût vraie, comme moi j’aime ce qu’ils disent quand ils disent vrai, non parce que c’est d’eux mais parce que c’est vrai; et dès lors ce n’est déjà plus à eux, parce que c’est vrai. Mais s’ils aiment ce qu’ils disent parce que c’est vrai, dès lors c’est à la fois à eux et à moi, puisque c’est le bien commun de tous ceux qui aiment la vérité. Mais quand ils prétendent que la pensée de Moïse n’est pas ce que je dis-moi, mais ce qu’ils disent eux, je ne veux pas, je n’aime pas cela; car, même s’il en est ainsi, pourtant cette affirmation téméraire relève non de la science, mais de l’audace; et ce n’est pas l’intuition, mais la prétention, qui l’a enfantée. Oui, Seigneur, tes jugements sont redoutables, parce que ta vérité n’est ni à moi ni à tel ou tel, mais à nous tous que tu appelles publiquement à y communier, nous adressant l’avertissement terrible de ne pas la garder délibérément à titre privé, pour ne pas en être nous-mêmes privés 107. Quiconque, en effet, revendique pour soi‑même ce que tu proposes à la jouissance de tous, et veut avoir pour soi‑même ce qui appartient à tous, est refoulé du fonds commun à son propre fonds, c’est‑à‑dire de la vérité au mensonge: de fait, celui qui parle pour mentir, parle de son propre fonds 108.

Vérité et charité vont ensemble.

25. 35. Sois attentif 109ôJuge très bon, ôDieu, la Vérité même 110sois attentif à ce que je dis à ce contradicteur; sois attentif. Oui, c’est devant toi que je le dis, et devant mes frères qui font un légitime usage de la loi jusqu’à son aboutissement 111, la charité. Sois attentif, et vois 112ce que je lui dis, si c’est ton bon plaisir. Voici, en effet, la parole fraternelle et pacifique que je lui réponds: «Si tous les deux nous voyons que ce que tu dis est vrai, si tous les deux aussi nous voyons que ce que je dis est vrai, où, je te prie, le voyons‑nous? Moi assurément, ce n’est pas en toi; toi, ce n’est pas en moi; mais tous les deux, dans l’immuable Vérité elle‑même qui est au‑dessus de nos intelligences. Si donc nous ne contestons pas sur la lumière elle‑même du Seigneur, notre Dieu, pourquoi contestons‑nous sur la pensée de notre prochain, elle que nous ne pouvons pas voir comme se voit l’immuable Vérité? Car, si Moïse lui‑même nous apparaissait et nous disait: « Voilà ma pensée», même ainsi nous ne la verrions pas, mais nous y croirions. Que l’on n’aille donc pas, par‑delà ce qui est écrit, s’élever en faveur de l’un contre l’autre 113Aimons le Seigneur, notre Dieu, de tout notre cour, de toute notre âme, de tout notre esprit, et notre prochain comme nous‑mêmes 114. C’est en vue de ces deux préceptes de la charité, que Moïse a pensé tout ce qu’il a pu penser dans ces livres; si nous ne le croyons pas, nous faisons mentir le Seigneur 115, en prêtant à son serviteur, notre compagnon, un sentiment différent de celui que le Maître a inspiré. Dès lors, voyez quelle folie ce serait, dans la multitude des idées parfaitement vraies que l’on peut tirer de ces écrits, d’affirmer témérairement que telle d’entre elles fut de préférence la pensée de Moïse, et d’offenser par de pernicieuses disputes cette charité même, qui est le but de tout ce qu’il a dit, lui dont nous nous efforçons d’expliquer les dires.

Si Augustin avait été Moïse, il aurait voulu inclure dans son récit toutes les opinions vraies.

26. 36. Et pourtant pour ma part, ô mon Dieu qui es l’élévation de mon abaissement et le repos de mon labeur, qui entends mes confessions et me remets mes péchés 116puisque tu m’ordonnes d’aimer mon prochain comme moi‑même 117, je ne puis croire de Moïse ton serviteur très fidèle qu’il ait reçu de toi un don moindre que je n’en eusse souhaité et désiré pour moi‑même, si j’étais né en son temps et que tu m’aies établi à ce poste pour dispenser, par le service de mon cour et de ma langue, ces Écritures qui devaient si longtemps après profiter à toutes les nations et dominer dans le monde entier, à un tel sommet d’autorité, les paroles de toutes les fausses et orgueilleuses doctrines. J’aurais voulu en effet, si pour lors j’avais été Moïse, – car nous venons tous de la même masse 118et qu’est‑ce que l’homme situ ne te souviens de lui?  119 – j’aurais donc voulu, si pour lors j’avais été ce qu’il fut et si tu m’avais attelé à écrire le livre de la Genèse, recevoir en don une telle faculté d’expression, et une telle façon de tisser les mots, que ceux qui ne peuvent pas encore comprendre de quelle manière Dieu crée ne pussent récuser mes paroles comme excédant leurs forces; et que ceux qui le peuvent déjà, à quelque vérité de pensée qu’ils eussent atteint par leur propre réflexion, fussent à même de retrouver cette vérité qui n’a pas été omise dans le peu de paroles de ton serviteur; et que, si un autre y voyait une autre pensée dans la lumière de la vérité, celle‑ci non plus ne fût pas absente de l’intelligence des mêmes paroles.

L’anthropomorphisme des simples doit lui-même être respecté.

27. 37. Oui, comme une source, dans la petite région qu’elle occupe, est plus abondante et distribue son flot par de nombreux ruisseaux à de plus vastes espaces que n’importe lequel de ces ruisseaux qui descend de la même source à travers bien des régions; ainsi le récit du dispensateur 120 de ta parole, devant servir à de nombreux discoureurs à venir, d’un petit débit de discours fait jaillir des flots de limpide vérité, où chacun puisse pour soi le vrai qu’il peut trouver dans ces choses, qui ceci, qui cela, pour l’étirer en de plus longs méandres de paroles. Les uns en effet, lorsqu’ils lisent ou entendent ces paroles, se représentent Dieu comme un homme, ou comme une sorte de puissance dotée d’une masse énorme; et cette puissance, par quelque décision nouvelle et soudaine, aurait fait, en dehors d’elle‑même et pour ainsi dire en des lieux distants, le ciel et la terre, deux grands corps, l’un en haut, l’autre en bas, qui contiendraient en eux toutes choses. Et lorsqu’ils entendent Dieu dit: Que cela soit fait, et cela fut fait 121ilsse figurent des mots qui commencent et finissent, résonnent dans le temps et passent, dont le passage est aussitôt suivi de l’existence de ce qui a reçu l’ordre d’exister, et d’autres imaginations de ce genre, s’ils en tirent par hasard des habitudes familières à la chair. En ceux‑là, qui sont encore de petits enfants tout «matériels», tant que leur faiblesse est portée dans ce très humble genre de langage comme dans un sein maternel, une foi salutaire s’édifie, qui leur fait tenir et garder pour certain que c’est Dieu qui a fait toutes les natures contemplées à la ronde par leurs sens dans leur merveilleuse variété. Mais, si quelqu’un d’entre eux, dédaignant des paroles qui semblent sans valeur, se lance par une orgueilleuse faiblesse hors du berceau nourricier, hélas il tombera, le pauvre! Seigneur Dieu, aie pitié: que ce petit oiseau sans plumes ne soit pas foulé aux pieds par les passants sur le chemin 122; envoie‑lui ton ange 123pour le remettre dans son nid, afin qu’il y vive, jusqu’à ce qu’il puisse voler!

Le sens spirituel discerné par les érudits.

28. 38. Il en est d’autrespour qui ces paroles ne sont plus un nid, mais un verger ombreux: ils y voient des fruits qui se cachent, ils volètent tout guillerets, ils gazouillent en les épiant et les picorent. Ils voient en effet, quand ils lisent ou entendent ces paroles qui sont tiennes, ô Dieu éternel, que ton immuable permanence domine tous les temps passés et futurs, et pourtant qu’il n’est point de créature temporelle que toi tu n’aies faite; que ta volonté, c’est‑à‑dire toi, car elle est ce que tu es, sans changer d’aucune façon ou sans qu’ait surgi une volonté qui n’aurait pas existé auparavant, tu as fait toutes choses; que tu les as faites, non pas en tirant de toi ta Ressemblance, forme de toutes choses, mais en tirant du néant une dissemblance informe qui prendrait forme par ta Ressemblance en revenant en toi, l’Un, selon la capacité fixée à chaque être, autant qu’il lui a été donné selon son genre: ainsi seraient faits les êtres, tous très bons 124soit établis dans la permanence autour de toi, soit placés à des distances graduellement plus grandes et produisant ou subissant à travers les temps et les lieux de belles variations. Ils voient tout cela, et s’en réjouissent dans la lumière de ta Vérité, si peu qu’ils le puissent ici‑bas.

Retour aux divers sens de «in principio».

28. 39. Un autre d’entre eux applique son attention à ce qui a été dit: Dans le principe Dieu fit 125… et regarde la sagesse comme le principe, parce qu’elle aussi nous parle 126Un autre de même applique son attention aux mêmes paroles, et il entend par principe le commencement de la création, en prenant ces mots: dans le principe il fit, comme s’ils voulaient dire: d’abord il fit. Parmi ceux qui comprennent que, dans le principe, c’est dans la sagesse que tu as fait le ciel et la terre 127l’un croit que sous le nom même de ciel et terre, c’est la matière créable du ciel et de la terre qui est ainsi désignée; un autre, que ce sont les natures déjà pourvues de formes et distinctes; un autre, qu’il y a une première nature, à la fois pourvue de forme et spirituelle, sous le nom de ciel, et une seconde, informe et de matière corporelle, sous le nom de terre. Par ailleurs ceux qui entendent, sous les noms de ciel et terre, une matière encore informe, d’où le ciel et la terre tireraient leur forme, n’entendent pas cela eux non plus de la même manière; mais pour l’un, de là seraient conduites à leur perfection la créature intelligente et la créature sensible; pour l’autre, de là serait tirée seulement cette masse sensible corporelle, qui renferme en son sein immense les natures visibles et perceptibles. Ceux‑là non plus ne l’entendent pas de la même manière, qui croient que « ciel et terre» désignent dans ce passage les créatures déjà ordonnées et distinguées; mais l’un y voit la créature invisible et la créature visible, l’autre la créature visible seule, dans laquelle nos yeux contemplent le ciel lumineux et la terre ténébreuse avec tout ce qu’ils renferment.

A quelles conditions ces sens sont recevables: les quatre sortes de priorité.

29. 40. Mais celui qui ne prend pas les mots: Dans le principe il fit, autrement que s’ils voulaient dire: « d’abord il fit», n’a aucun moyen d’entendre exactement «ciel et terre 128 e, s’il ne l’entend de la matière du ciel et de la terre, c’est‑à‑dire de la matière de l’ensemble de la création, intelligences et corps. Car s’il veut y voir un ensemble déjà pourvu de forme, on pourra lui demander à bon droit: « Si Dieu a fait cela d’abord, qu’a‑t‑il fait ensuite? » Or, après cet ensemble, il ne trouvera plus rien, et à cause de cela s’entendra dire sans plaisir: « Que fait là ce d’abord, si ensuite il n’y a rien»? Mais s’il dit: « D’abord la nature informe, ensuite la nature pourvue de forme », il n’est pas inconséquent, du moins s’il est capable de discerner quel être a priorité sur un autre par l’éternité, lequel par le temps, lequel par la préférence, lequel par l’origine par l’éternité comme Dieu sur toutes choses, par le temps comme la fleur sur le fruit, par la préférence comme le fruit sur la fleur, par l’origine comme le son sur le chant. De ces quatre ordres de priorité, que je viens de mentionner, le premier et le dernier sont très difficiles à comprendre, les deux du milieu très faciles. De fait, c’est une vision rare et très ardue que de contempler, Seigneur, ton éternité accomplissant immuablement des choses muables, et par là ayant priorité. Ensuite, qui a l’esprit assez perçant pour discerner, sans un pénible effort, comment le son a priorité sur le chant? C’est qu’en effet le chant est un son pourvu de forme; or quelque chose bien sûr peut être, sans être pourvu de forme, mais ce qui n’est pas ne peut recevoir de forme. Ainsi la matière a priorité sur ce que l’on fait avec elle, non pas priorité pour la raison qu’elle « fait » puisque plutôt elle est faite, ni priorité par espace de temps. Car, il n’est pas vrai que nous émettions dans un temps antérieur des sons privés de forme hors de tout chant, et que dans un temps postérieur nous les adaptions et façonnions en leur donnant forme de chant, comme on façonne le bois pour en fabriquer un coffret, ou l’argent pour un vase. De telles matières en effet précèdent, même dans le temps, la forme des objets que l’on fait avec elles. Mais clans le chant, il n’en est pas ainsi. En réalité, quand on chante, on entend le son du chant, sans qu’il y ait d’abord résonance informe, puis formation d’un chant. Car ce qui a résonné d’abord, et de quelque façon que ce soit, passe, et tu ne trouveras plus rien de lui que tu puisses reprendre pour une composition artistique. C’est pourquoi le chant se ramène à son propre son, et ce propre son est sa propre matière; oui, ce même son reçoit une forme pour être chant. Aussi, comme je le disais, la matière du son a priorité sur la forme du chant; non une priorité d’efficience, car le son n’est pas l’artisan du chant, mais, sortant du corps, il est mis sous la dépendance de l’âme qui chante, pour qu’elle en fasse un chant; ni une priorité de temps, car il est émis en même temps que le chant; ni une priorité de préférence, car le son n’est pas meilleur que le chant, puisque le chant est non seulement un son mais encore un beau son; mais une priorité d’origine, puisque ce n’est pas le chant qui a reçu forme pour être un son, mais le son qui a reçu forme pour être un chant. Par cet exemple, comprenne qui peut que la matière des choses a été faite d’abord, et appelée « ciel et terre s, parce que d’elle ont été faits le ciel et la terre; et ce n’est pas selon le temps qu’elle a été faite (l’abord, car ce sont les formes des choses qui donnent naissance au temps or cette matière était informe, et c’est déjà dans le temps qu’avec le temps lui‑même elle est aperçue; et malgré cela on ne peut rien dire d’elle, sans lui accorder une sorte de priorité de temps, bien qu’elle soit estimée le plus bas degré de l’être, car assurément les êtres pourvus de formes sont préférables aux êtres informes, et bien qu’elle soit précédée par l’éternité du créateur, afin que du néant vînt ce dont quelque chose serait fait.

Conclusions: a) Accord dans la charité et la recherche de la vérité.

30. 41. Dans cette diversité d’opinions vraies, que la vérité elle‑même fasse naître la concorde, et que notre Dieu ait pitié de nous, afin que nous fassions un légitime usage de la loi, en poursuivant la fin du précepte, la pure charité 129! Et par suite, si l’on me demande quelle est en tout cela la vraie pensée de Moïse, ton grand serviteur, tel n’est pas le propos de mes confessions. Si je ne te le confesse pas, c’est que je n’en sais rien, et je sais pourtant que ce sont là des opinions vraies, les charnelles exceptées, dont j’ai parlé autant que je l’ai cru bon. Cependant les tout-petits de bonne espérance ne sont pas effrayés par ces paroles de ton Livre, sublimes dans leur humilité et riches dans leur brièveté. Mais nous tous, qui dans ces paroles voyons la vérité et la disons, je le reconnais, puissions-nous nous aimer mutuellement, et t’aimer pareillement toi, notre Dieu 130, source de la Vérité, si c’est d’elle que nous avons soif, non de la vanité. Et ton serviteur, le dispensateur de cette Écriture, tout plein de ton Esprit, puissions-nous l’honorer assez pour croire que, sous ta révélation, quand il écrivait ces choses, il a eu en vue ce qu’elles renferment par‑dessus tout d’excellent, et en lumière de vérité, et en fruit d’utilité.

b) Pluralité des sens dans l’intention de Moïse.

31. 42. Ainsi, quand l’un viendra me dire: «La pensée de Moïse, c’est lamienne», et un autre: «Pas du tout, c’est la mienne s, j’estime avoir plus d’esprit religieux en disant: «Pourquoi pas l’une et l’autre plutôt, si l’une et l’autre sont vraies? » Et si quelqu’un voit un troisième, un quatrième ou un autre sens vrai tout différent dans ces paroles, pourquoi ne pas croire que Moïse les a tous vus, lui par qui le Dieu unique a réglé les Saintes Lettres la mesure de nombreux esprits, qui devaient y voir des choses vraies et diverses? Pour moi certes, je le déclare hardiment et du fond du cœur, si j’écrivais quelque chose avec la plus haute autorité qui soit, je voudrais écrire de telle manière que tout ce que chacun peut saisir de vrai dans ces matières eût son écho dans mes paroles, plutôt que, d’y mettre un seul sens véritable assez clairement pour exclure tous les autres, même si leur fausseté ne pouvait pas me choquer. Je ne veux donc pas, ô mon Dieu, être assez téméraire pour croire qu’un si grand homme n’ait pas mérité de toi pareil don. Oui, dans ces paroles Moïse a parfaitement senti et pensé, en les écrivant, tout ce que nous avons pu y trouver de vrai, et tout ce que nous n’avons pas pu ou pas encore pu y trouver, mais que l’on peut y trouver pourtant.

c) Soumission au Saint‑Esprit.

32. 43. Enfin, Seigneur, toi qui es Dieu et non chair et sang 131, si l’homme y a vu moins de choses, est‑il possible que, même à ton Esprit qui est bon et qui me conduira dans la terre de la droiture 132quelque chose ait pu échapper de tout ce que tu devais révéler toi‑même dans ces paroles aux lecteurs de l’avenir, et cela même si celui par qui elles furent dites n’a pensé peut‑être qu’à un seul des multiples sens vrais? S’il en est ainsi, que ce sens auquel il a pensé soit donc plus élevé que tous les autres; mais à nous, Seigneur, tu nous montres ou celui‑là ou, à ton gré, un autre qui est vrai, afin que, découvrant pour nous le même sens qu’à ton serviteur lui‑même, ou un autre à l’occasion des mêmes paroles, dans les deux cas, ce soit toi pourtant qui rassasies, non l’erreur qui fasse illusion. Voilà, Seigneur mon Dieu! Que de choses sur peu de mots, que de choses, oh! oui, nous avons écrites! Quelles forces nous faudra‑t‑il, quel temps à ce compte suffira pour tous tes livres? Laisse-moi donc te confesser plus brièvement à leur sujet, et choisir un seul sens, celui que tu m’auras inspiré, sens vrai, certain et bon, même s’il s’en présente beaucoup là où beaucoup pourront se présenter; que dès lors ma confession soit fidèle, en sorte que, si je dis ce que ton ministre a pensé, cela soit exprimé parfaitement bien, car c’est à cela que je dois m’efforcer; et si je n’y parviens pas, que pourtant je dise ce que par les paroles de Moïse ta vérité a voulu me dire, elle qui lui a dit, à lui aussi, ce qu’elle a voulu.

Source : https://www.augustinus.it/francese/confessioni

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