LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN (Livre VI)

LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou
LIVRE SIXIÈME

LA TRENTIEME ANNEE

Hésitations intellectuelles et servitudes morales

I. Idées plus exactes sur la foi chrétienne

Introduction.

1. 1. O mon espérance depuis ma jeunesse 1où étais-tu pour moi, où était ta retraite 2? N’était-ce donc pas toi qui m’avais fait, et m’avais mis à part des quadrupèdes, et m’avais fait plus sage que les oiseaux du ciel. Et je m’en allais par les ténèbres et les pentes glissantes 3 et je te cherchais en dehors de moi, et je ne trouvais pas le Dieu de mon cour 4Et j’étais arrivé dans le fond de la mer 5J’avais perdu toute confiance, perdu tout espoir de trouver le vrai.

Venue de Monique.

Déjà ma mère était venue auprès de moi: forte de sa piété, elle m’avait suivi sur terre et sur mer, trouvant dans tous les périls sa sécurité en toi. Ainsi, même dans les moments critiques de la traversée, elle donnait courage aux matelots eux-mêmes, auprès de qui les voyageurs novices de l’abîme trouvent d’ordinaire courage quand ils sont en désarroi: elle leur promettait l’arrivée au port et la vie sauve, parce que toi tu le lui avais promis en vision 6. Et elle me trouva dans un grand danger sans doute, puisque j’avais perdu tout espoir de découvrir le chemin de la vérité; néanmoins, quand je lui appris qu’en vérité je n’étais plus manichéen, mais que je n’étais pas non plus chrétien catholique, elle ne sursauta pas de joie, comme à une nouvelle inattendue; désormais pourtant., elle était rassurée sur cette partie de ma misère, où j’étais comme un mort, mais un mort à ressusciter qu’elle pleurait devant toi et te présentait sur la civière de sa pensée, voulant te faire dire au fils de la veuve: «Jeune homme, je te le dis, leve-toi », afin qu’il revînt à la vie et se mît à parler et que tu le rendisses à sa mère 7. Aucune joie tumultueuse ne fit donc sursauter son cour quand elle apprît que, pour une part si importante, déjà s’était accompli ce que chaque jour en pleurant elle te demandait d’accomplir: je n’avais pas encore atteint la vérité, mais déjà j’étais arraché à l’erreur. Bien mieux, parce qu’elle était certaine que ce qui restait, tu l’accorderais aussi, toi qui avais promis le tout, avec le plus grand calme e1 le cour plein de confiance elle me fit cette réponse: elle avait foi, dans le Christ, qu’avant de sortir de cette vie, elle me verrait fidèle catholique. Oui, voilà ce qu’elle dit devant moi; mais devant toi, source des miséricordes, c’étaient des flots plus denses de prières et de larmes, pour te faire hâter ton aide 8 et illuminer mes ténèbres 9et une ardeur plus grande à courir à l’église et à se suspendre aux lèvres d’Ambroise, à la source de l’eau jaillissant pour la vie éternelle 10Elle aimait cet homme comme un ange de Dieu 11car c’était lui, avait-elle appris, qui entre temps m’avait amené à cet état d’incertitude et de flottement, par lequel je devais passer pour aller de la maladie à la santé, avec un intervalle de danger plus aigu, une sorte d’accès que les médecins appellent critique: tel était le sûr pressentiment qu’elle avait.

Soumission de Monique à une défense d’Ambroise: les repas sur les tombeaux des martyrs.

2. 2. Aussi, un jour qu’aux tombeaux des saints, selon la coutume africaine elle avait apporté de la bouillie, du pain et du vin pur, et que le portier faisait opposition, quand elle apprit que l’évêque avait défendu cet usage, elle accueillit cette défense avec tant de piété et d’obéissance, que je fus moi-même surpris de la facilité avec laquelle elle en vint à condamner son habitude, plutôt que de discuter l’interdiction de l’évêque. De fait, elle n’avait pas l’esprit obsédé par l’intempérance, et ne se laissait pas exciter à la haine du vrai par amour du vin, comme bien des hommes et bien des femmes qui, au refrain de la sobriété, tels les ivrognes devant une tisane, se sentent pris de nausée. Mais elle, quand elle avait apporté sa corbeille de mets rituels qu’elle devait goûter avant de les distribuer, elle ne présentait pas plus d’une petite coupe d’un vin allongé au goût de son palais très sobre, dont elle prenait une gorgée par convenance; et, s’il y avait plusieurs tombes de défunts qui lui semblaient mériter le même honneur, c’était toujours la même et unique coupe qu’elle présentait partout et portait à la ronde; et le vin en était non seulement fortement trempé d’eau, mais déjà tout tiède, quand elle le partageait par petites gorgées avec ses parents présents: c’est la piété qu’elle recherchait là, non le plaisir. Aussi, dès qu’elle connut que l’illustre héraut et grand-maitre de la piété avait interdit ces pratiques, même à ceux qui s’y livraient avec sobriété, pour qu’aucun prétexte à beuverie ne fût fourni aux intempérants, et aussi parce que ces sortes de « parentales» rappelaient trop les superstitions des Gentils, elle s’en abstint de grand cœur. Et au lieu d’un panier plein de fruits de la terre, c’est un cœur plein de vœux mieux purifiés, qu’elle avait appris à apporter aux tombeaux des martyrs. De la sorte, elle pouvait à la fois, donner aux indigents dans la mesure de ses moyens, et permettre de célébrer ainsi dans ces lieux la communion du Corps du Seigneur, dont la Passion avait servi de modèle à l’immolation triomphale des martyrs. Et pourtant il me semble, Seigneur, mon Dieu – et tel est devant toi 12le sentiment de mon cœur sur ce point -que sans doute ma mère n’eût pas facilement cédé pour couper court à son habitude, si l’interdiction avait été d’un autre, qu’elle n’eût pas aimé comme Ambroise. A cause de mon salut elle l’aimait à l’extrême; et lui aimait ma mère à cause de sa manière de vivre toute religieuse, du cœur si ardent 14qu’elle apportait aux bonnes œuvrés 13 en fréquentant l’église; au point que souvent, quand il me voyait, il éclatait en éloges sur elle, me félicitant d’avoir une telle mère, ignorant quel fils elle avait en moi, qui doutais de toutes ces choses, et croyais absolument impossible de trouver la voie de la vie 15.

Augustin ne peut aborder Ambroise, mais écoute ses sermons.

3. 3. Et je ne te priais pas encore en gémissant, de venir à, mon secours, mais mon esprit était tendu dans la recherche, et sans repos dans la discussion. Je tenais Ambroise lui-même pour un homme heureux, selon les opinions du siècle, le voyant en tel honneur auprès de si hautes puissances. Seul son célibat me paraissait pénible. Mais quelle espérance cet homme portait en lui, quelles luttes il avait à soutenir contre les tentations de sa propre grandeur, quelles consolations il trouvait dans l’adversité, et aussi quelles savoureuses délices la bouche secrète qu’il avait en son cœur éprouvait à ruminer ton pain, je n’en avais aucune idée, aucune expérience. Et lui non plus ne savait pas les bouillonnements de mon âme, ni l’abîme du péril qui me guettait. Car je ne pouvais pas lui demander ce que je voulais, comme je le voulais j’étais écarté de son oreille et de sa bouche par des foules de gens affairés, à qui il prêtait dans leurs embarras. Et quand il n’était pas avec eux, il occupait le peu de temps qui restait, à refaire son corps par les aliments indispensables ou son esprit par la lecture. Mais quand il lisait, les yeux parcouraient les pages et le cœur creusait le sens, tandis que la voix et la langue restaient en repos. Bien souvent quand nous étions là car l’entrée n’était interdite à personne, et l’on n’avait pas coutume d’annoncer les visiteurs nous l’avons vu lire ainsi en silence, et jamais autrement; et nous restions assis longtemps sans rien dire – qui eût osé importuner un homme aussi absorbé? – puis nous nous retirions, et nous supposions que, dans ce peu de temps qu’il pouvait trouver pour retremper son âme, délivré du tumulte des affaires d’autrui, il ne voulait pas se laisser distraire; peut-être aussi était-il sur ses gardes, dans la crainte qu’un auditeur intéressé et attentif, devant un passage assez obscur de l’auteur qu’il lisait, ne le contraignît à entrer dans des explications ou discussions de certaines questions assez difficiles, et que le temps employé à ce travail ne réduisît le nombre de volumes qu’il voulait dérouler; d’ailleurs le souci de ménager sa voix, qui s’enrouait très facilement, pouvait être aussi une raison bien légitime de lire en silence. Cependant, quelle que fût l’intention qui le faisait agir ainsi, assurément un homme comme lui agissait bien.

3. 4. Mais une chose est certaine: aucune occasion ne s’offrait à moi de consulter, sur ce que je désirais, ton oracle si saint, son cœur, sauf pour des choses qui ne demandaient qu’une rapide audience. Or les bouillonnements de mon âme auraient exigé de sa part un ample loisir, pour pouvoir se déverser en lui, et ne le trouvaient jamais. Du moins, je l’écoutais, tous les dimanches, exposer parfaitement au peuple la parole de vérité 16et de plus en plus s’affermissait en moi la certitude que tous les nœuds d’astucieuses calomnies, que les imposteurs qui nous dupaient façonnaient contre tes Livres divins, pouvaient être défaits.

La vraie conception catholique de l’homme image de Dieu.

Mais j’appris aussi, au sujet de l’homme fait par toi à ton image 17que tes fils spirituels – ceux que tu as réengendrés de l’Église-mère Catholique par ta grâce – n’interprétaient pas cela comme s’ils croyaient et pensaient à une similitude 18 déterminée par la forme du corps humain; alors, bien que je n’eusse, sur le mode d’existence d’une substance spirituelle, pas même un léger, un obscur soupçon, j’éprouvai cependant une joyeuse confusion, à la pensée que j’avais aboyé pendant tant d’années, non pas contre la foi catholique, mais contre les fictions d’imaginations charnelles. Oui, c’est en ceci que j’avais été téméraire et impie: ce que j’aurais dû apprendre en cherchant, je l’avais affirmé en accusant. Mais toi, très élevé 19et très proche, très secret et très présent, toi dont les membres ne sont pas les uns plus grands et les autres plus petits, mais qui es tout entier partout et nulle part dans les lieux, tu n’es assurément pas selon notre forme corporelle; cependant tu as fait l’homme à ton image, et voici que lui, de la tête aux pieds, est dans un lieu.

Augustin découvre la grandeur de la foi catholique.

4. 5. Donc, puisque j’ignorais comment subsistait cette image de toi, j’aurais dû frapper à la porte 20, et proposer que l’on me dit comment il fallait croire, au lieu de m’insurger et de m’opposer, comme si tel était vraiment ce que l’on croyait. Alors, le souci de savoir quoi retenir de certain, me rongeait l’intérieur avec d’autant plus d’âpreté, que j’avais davantage honte de m’être laissé si longtemps jouer et berner par des promesses de certitude, et d’avoir, avec des méprises et des ardeurs puériles, débité tant d’incertitudes comme certitudes; car leur fausseté ne m’apparut que plus tard. Il n’en était pas moins certain que c’était des choses incertaines, et que moi, un jour, je les avais tenues pour certaines, quand avec d’aveugles griefs j’accusais ton Église catholique or, s’il n’était pas encore évident qu’elle enseignât la vérité, du moins n’enseignait-elle pas ce dont sévèrement je l’accusais. Aussi j’étais confus, j’étais retourné, j’étais dans la joie, mon Dieu, parce que l’Église unique, corps de ton Fils unique 21, dans laquelle on m’avait, enfant, inculqué le nom du Christ, n’avait pas le goût des sornettes enfantines, et ne contenait pas, dans sa saine doctrine, d’article qui te confinât, toi le créateur de toutes choses, dans un espace de lieu, si élevé et si ample qu’on le voulût, mais limité de tous côtés par le contour de membres humains.

Il découvre le sens spirituel des Écritures.

4. 6. Je me réjouissais aussi, à propos des antiques écrits de la Loi et des Prophètes 22: on ne me demandait plus de les lire de cet œil qui leur trouvait auparavant un air absurde, quand j’incriminais tes saints comme s’ils pensaient ainsi; mais en réalité ils ne pensaient pas ainsi. Et, comme s’il recommandait une règle avec le plus grand soin, souvent dans ses discours au peuple, Ambroise disait une chose que j’entendais avec joie: la lettre tue nais l’esprit vivifie 23et en même temps, dans des textes qui semblaient à la lettre contenir une doctrine perverse, il soulevait le voile mystique et découvrait un sens spirituel, sans rien dire qui pût me choquer, en disant pourtant des choses dont j’ignorais encore si elles étaient vraies. En réalité je retenais mon cœur de toute adhésion, redoutant le précipice, et cette suspension de jugement achevait de me tuer. Je voulais en effet, sur les choses que je ne voyais pas, être aussi certain que j’étais certain de « sept et trois font dix»! De fait, je n’avais pas l’esprit malade, au point de penser que pas même cette dernière affirmation ne pouvait être comprise; mais c’est la même certitude que je désirais pour tout le reste, soit le corporel qui était hors de portée de mes sens, soit le spirituel que je ne savais concevoir que sous forme corporelle. Me guérir! je le pouvais en croyant: ainsi, mieux dégagée, la pointe de mon esprit se fût portée d’une certaine façon vers ta vérité, qui toujours demeure 24 et ne subit aucune défaillance. Mais il arrive d’ordinaire que celui qui a fait l’expérience d’un mauvais médecin, craint de se confier même à un bon; ainsi en était-il pour mon âme malade: elle ne pouvait évidemment se guérir qu’en croyant, et, de peur de croire à l’erreur, elle refusait de se laisser soigner, repoussant tes mains à toi 25, qui as préparé les remèdes de la foi, et les as répandus sur les maladies du monde entier, et leur as conféré un si grand crédit.

La croyance dans la vie humaine.

5. 7. A partir de ce moment toutefois, je donnais déjà ma préférence à la doctrine, catholique, et je me rendais compte qu’il y avait ici plus de mesure et nulle tromperie, à imposer de croire ce qu’on ne démontrait pas – soit qu’une preuve existât, mais inaccessible peut-être à tel ou tel, soit qu’il n’en existât pas – tandis que, chez les Manichéens, la croyance était tournée en ridicule par une téméraire promesse de science, et après cela on imposait une foule de fables complètement absurdes, auxquelles il fallait croire parce qu’elles ne pouvaient se démontrer. Puis peu à peu, toi, Seigneur, d’une main très douce et très miséricordieuse, tu maniais et disposais mon cour, m’amenant à considérer l’infinité de choses, auxquelles je croyais sans les voir, ou sans avoir assisté à leur production: ainsi, tant de choses sur l’histoire des nations, tant de choses sur des lieux et des villes que je n’avais pas vus, tant de choses que sur la foi des amis, sur la foi des médecins, sur la foi de tels et tels autres nous croyons, sinon nous ne pourrions absolument rien faire dans la vie d’ici-bas. Enfin, avec quelle foi inébranlable n’étais-je pas bien assuré des parents dont j’étais issu, ce que je n’aurais pu savoir sans croire sur parole! Et par là, tu m’as persuadé que ce n’était pas ceux qui croyaient à tes Livres, dont tu as si fermement fondé la haute autorité dans presque toutes les nations, mais ceux qui n’y croyaient pas, qu’il fallait accuser de faute; et qu’il ne fallait pas écouter ceux qui me diraient peut-être « D’où sais-tu que ces livres ont été procurés au genre humain par l’esprit du seul Dieu de vérité et de parfaite véracité? » Oui, voilà surtout ce qu’il fallait croire, puisque nul âpre conflit d’objections calomnieuses, à travers les opinions si nombreuses que j’avais lues de philosophes opposés entre eux, n’a jamais pu m’arracher le refus de croire que tu «es» – quoi que tu fusses, car je ne le savais pas – ou que le gouvernement des choses humaines relève de toi 26.

Autorité des Écritures.

7. 8. Mais cela, je le croyais tantôt plus vigoureusement, tantôt plus faiblement; du moins j’ai toujours cru, et que tu es, et que tu prends souci de nous, même si j’ignorais, soit ce qu’il faut penser de ta substance, soit quelle est la voie qui mène ou ramène à toi. Aussi, puisque nous étions sans force pour trouver la vérité par un raisonnement limpide, et que pour ce motif nous avions besoin de l’autorité des saintes Lettres, j’avais déjà commencé à croire que, d’aucune façon, tu n’aurais accordé à cette Écriture une autorité aussi prépondérante désormais par toute la terre, si tu n’avais pas voulu, et que par elle on crut en toi, et que par elle on te cherchât. Car déjà, l’absurdité qui me choquait d’habitude dans ces Lettres, je l’attribuais, après avoir entendu sur bien des passages des interprétations plausibles, à la profondeur de leurs vérités mystérieuses. Et cette autorité de l’Écriture m’apparaissait d’autant plus vénérable, d’autant plus digne de foi sacrée, qu’elle était à portée de lecture pour tous, et réservait en même temps la dignité de son mystère à une interprétation plus profonde; dans les termes les plus simples, dans le style le plus humble, elle s’offrait à tous, et elle exerçait aussi l’attention de ceux qui ne sont pas légers de cœur 27afin d’accueillir tous les hommes dans son sein ouvert à tous, et en même temps par d’étroites ouvertures d’en faire passer quelques-uns jusqu’à toi 28, beaucoup plus pourtant que si le prestige de son autorité n’avait pas un tel degré d’éminence, et si elle n’absorbait pas les foules dans le giron de sa sainte humilité. Je méditais ainsi, et tu étais là près de moi; je soupirais, et tu m’entendais; je flottais, et tu me gouvernais; je m’en allais par la voie large du siècle, et tu ne m’abandonnais pas 29.

Le mendiant joyeux.

6. 9. J’aspirais avidement aux honneurs, aux profits, au mariage, et toi tu t’en riais 30. J’éprouvais dans ces convoitises les plus amères difficultés, et ta faveur se montrait d’autant mieux que tu me laissais moins trouver de douceur à ce qui n’était pas toi. Vois mon cœur, ô Seigneur 31, qui as voulu de moi ces souvenirs et cette confession devant toi. Que mon âme aujourd’hui s’attache à toi 32, elle que tu as débarrassée d’une glu si tenace de mort! Qu’elle était malheureuse Et toi, tu la piquais au vif de la blessure, pour qu’elle quittât tout et se convertît à toi 33, qui es au-dessus de tout 34et sans qui tout serait néant, qu’elle se convertît et fût guérie 35. Que j’étais dono malheureux, et comme tu as su t’y prendre pour me faire sentir mon malheur ce jour-là! Je me préparais à déclamer l’éloge de l’empereur, où j’allais dire bien des mensonges qui vaudraient au menteur la faveur des gens bien informés; et ces soucis faisaient haleter mon cœur, brûlé par la fièvre de pensées dissolvantes, lorsque, en traversant un quartier de Milan, je remarquai un pauvre, un mendiant déjà saoul, je crois, qui folâtrait joyeusement. Et je gémis, et j’entretins les amis qui m’accompagnaient, des multiples souffrances causées par nos folies: tous nos efforts, tels ceux qui me faisaient peiner en ce moment où, sous l’aiguillon des convoitises, je traînais le fardeau de mon infortune et l’aggravais en le traînant, n’avaient pas d’autre but que de nous faire parvenir à une joie tranquille; et voilà où ce mendiant déjà nous avait précédés, nous qui jamais peut-être n’y accéderions. Car ce que lui déjà, avec quelques piécettes mendiées, avait obtenu, c’était ce que moi, par des biais et des détours si épuisants, j’ambition mais d’atteindre, à savoir la joie d’un bonheur temporel. Il n’avait pas bien sûr la joie véritable, mais moi de mon côté, par ces menées ambitieuses, j’en cherchais une bien plus fausse. En tout cas, lui était joyeux, moi j’étais anxieux, lui tranquille, moi tremblant. Et si l’on m’eût demandé ce que j’aimais mieux, être dans l’allégresse ou dans la crainte, j’aurais répondu: dans l’allégresse; si l’on m’eût encore demandé ce que je préférais, être tel que lui ou tel que j’étais alors, c’est moi-même, accablé de soucis et de craintes, que j’aurais choisi, mais par un jugement pervers. Eût-il pu être vrai? Non, en fait je ne devais pas me préférer à lui en tant que plus savant, puisque de là je ne tirais aucune joie, mais que par là je cherchais à plaire aux hommes, non pas pour les instruire, mais seulement pour plaire. Voilà pourquoi toi aussi, avec le bâton de ta discipline 36, tu me brisais les os 37.

6. 10. Qu’ils s’éloignent donc de mon âme 38, ceux qui lui disent: «Ce qui importe, c’est d’où l’on prend sa joie. Sa joie, le mendiant la prenait dans l’ivresse; toi, tu désirais la prendre dans la gloire ». Dans quelle gloire, Seigneur? celle qui n’est pas en toi. Car, de même que sa joie n’était pas vraie, ainsi ma gloire non plus n’était pas vraie, et elle pervertissait plus encore mon esprit. Lui, dans la nuit même, il aurait cuvé son ivresse; moi avec la mienne j’avais dormi et m’étais levé, je dormirais et me lèverais 39, regarde combien de jours! Ce qui importe, c’est d’où l’on prend sa joie, je le sais, et la joie d’une espérance fidèle distance incomparablement la joie vaine de ce mendiant. Mais alors aussi, il y avait une distance entre nous; à coup sûr c’était lui le plus heureux, non seulement parce qu’il ruisselait de gaieté tandis que moi j’avais les entrailles déchirées de soucis, mais encore par le fait que lui, avait acquis son vin en faisant des souhaits de bonheur aux autres, tandis que moi, j’étais en quête d’orgueil en faisant des mensonges. Je fis alors maintes réflexions dans ce sens à mes intimes. Et souvent j’observais, à propos de telles choses, comment allait mon âme, et je trouvais qu’elle allait mal; j’en souffrais, et je redoublais mon mal. Si quelque bonheur venait à me sourire, j’étais dégoûté de le saisir, car, presque avant d’être obtenu, il s’envolait.

II. Discussions entre amis

Alypius.

7. 11. De concert nous gémissions là-dessus, nous qui vivions ensemble dans l’amitié; tout particulièrement et très intimement, c’est avec Alypius et Nébridius que je m’entretenais ainsi. Alypius était originaire du même municipe que moi; ses parents y tenaient les premiers rangs. Il était plus jeune que moi: de fait, il avait même suivi mes cours, dans notre ville au début de mon enseignement, et plus tard à Carthage. Il m’aimait beaucoup, parce que je lui paraissais bon et instruit; et moi, je l’aimais à cause d’un grand fonds naturel de vertu, fort remarquable chez lui, bien qu’il n’eût pas un grand âge. Cependant le gouffre des mœurs de Carthage, où bouillonnait la frénésie des spectacles frivoles, l’avait englouti dans la folie des jeux du cirque. Mais au moment où il s’y roulait misérablement, et où moi-même je tenais là une école publique comme professeur de rhétorique, il n’assistait pas encore à mes leçons, à cause d’un différend qui avait surgi entre son père et moi. J’avais appris sa passion mortelle pour le cirque, et c’était une lourde angoisse pour moi de croire qu’il allait gâcher, ou même qu’il avait gâché, une si belle espérance. Mais, pour l’avertir et le ramener par quelque contrainte, il n’y avait aucune possibilité de recourir à la bienveillance de l’amitié ou au droit du maître. Car je pensais qu’il éprouvait pour moi les mêmes sentiments que son père, alors qu’il n’en était rien. C’est ainsi que, laissant de côté les désirs du père en cette affaire, il s’était mis à me saluer en venant dans ma classe il écoutait quelques instants, puis se retirait.

Augustin arrache Alypius à la passion des jeux du cirque.

7. 12. Mais en fait, l’idée m’avait échappé de l’esprit, d’agir sur lui pour l’empêcher de ruiner de si heureuses dispositions par une passion aveugle et violente pour des jeux frivoles. Pourtant, Seigneur, toi qui présides au gouvernement de tout ce que tu as créé, tu n’avais pas oublié qu’il était destiné à être parmi tes fils le ministre de ton sacrement; et pour que son redressement te fût attribué sans conteste, tu l’accomplis, par moi sans doute, mais à mon insu. Oui, un jour que j’étais assis à ma place habituelle et que les élèves étaient là devant moi, il entra, salua, s’assit et prêta son attention au sujet qu’on traitait. Or, par hasard, j’avais un texte en main; et, en l’expliquant, je crus opportun d’emprunter une comparaison aux jeux du cirque, pour donner ainsi à l’idée que je voulais inculquer, et plus d’agrément et plus de clarté, par une satire mordante de ceux qu’aurait captivés cette folie. Tu sais, toi, notre Dieu 40qu’à ce moment-là je n’ai pas songé à guérir Alypius de cette peste. Mais lui, vivement, prit cela pour lui, et crut que je l’avais dit uniquement à cause de lui; et cet avis, qu’un autre eût reçu pour s’irriter contre moi, l’excellent jeune homme le reçut pour s’irriter contre lui-même et me vouer un amour plus ardent. Tu avais, en effet, déjà dit toi-même autrefois, et inséré dans tes Écritures: Reprends le sage et il t’aimera 41Moi, je ne l’avais pas repris, mais toi, qui te sers de tous, à leur su ou à leur insu, selon l’ordre que tu connais – et cet ordre est juste – de mon cœur et de ma langue tu formas des charbons ardents 42 pour brûler ainsi, dans une âme de belle espérance, un abcès et l’en guérir 43. Qu’il taise tes louanges, celui qui ne considère pas tes miséricordes elles, au plus intime de mon être 44, te confessent. Et de fait, lui, à la suite de ces paroles, s’élança hors de la fosse si profonde, dans laquelle il s’enfonçait de gaieté de cœur et s’aveuglait avec une étonnante volupté; il secoua son âme avec une vigoureuse maîtrise, et toutes les ordures du cirque s’en détachèrent, et il n’y mit plus les pieds. Puis il vint à bout des résistances de son père, afin de m’avoir pour maître: son père céda, et le concéda. Il se mit de nouveau à suivre mes leçons, et il fut enveloppé avec moi dans la superstition des Manichéens, aimant en eux cette continence de parade qu’il croyait vraiment authentique. Or, elle était démence et séduction, et elle captait ainsi des âmes de valeur 45, qui ne savent pas encore toucher la profondeur de la vertu, et se laissent facilement prendre par ce qui est en surface, mais représente pourtant une ombre et un semblant de vertu.

Comment Alypius reprit goût aux combats de gladiateurs.

8. 13. Loin d’abandonner la voie terrestre dont ses parents lui avaient chanté les charmes, il m’avait précédé à Rome, pour y apprendre le droit, et c’est là qu’il fut saisi, pour les spectacles de gladiateurs, d’une avidité incroyable, et cela d’une incroyable manière. Oui, alors qu’il avait en aversion et en horreur ce genre de spectacles, quelques amis et condisciples, au retour d’un banquet, le rencontrèrent par hasard dans la rue et, malgré l’énergie de son refus et de sa résistance, ils l’emmenèrent avec une amicale violence à l’amphithéâtre: c’était pendant les jours de ces jeux cruels et funestes. Il leur disait: «Si vous traînez mon corps en ce lieu-là, et si vous l’y installez, croyez-vous que, mon esprit aussi et mes yeux, vous pouvez les diriger sur ces spectacles? J’y serai donc sans y être, et ainsi d’eux et de vous je triompherai ». Ils le laissent dire mais ne l’entraînent pas moins avec eux, peut-être parce qu’ils désiraient voir justement s’il pourrait tenir sa promesse. Quand ils arrivèrent là, et se furent assis où ils purent, partout bouillonnait la fièvre des plus cruelles voluptés. Lui, tenant fermées les portes de ses yeux, interdit à son esprit d’aller se plonger dans ces atrocités. Et plût au ciel qu’il se fût aussi bouché les oreilles! Car, à la suite d’une chute dans le combat, une immense clameur de la foule entière le frappa violemment; alors, vaincu par la curiosité, et se croyant prêt, quoi que ce fût, à mépriser ce qu’il verrait et à le vaincre, il ouvrit les yeux; il reçut un coup, et fut blessé plus gravement, dans son âme, que ne l’était, dans son corps, l’autre qu’il avait voulu voir; il tomba plus lamentablement que celui dont la chute avait provoqué la clameur: cette clameur pénétra par ses oreilles, et descella ses yeux, pour qu’il fût possible par là de frapper et d’abattre une âme jusque-là plus audacieuse que forte, et d’autant plus faible qu’elle avait trop compté sur elle, quand elle aurait dû compter sur toi 46. En fait, dès qu’il vit ce sang, il but du même coup la cruauté et, au lieu de se détourner, fixa son regard: et il s’abreuvait de fureurs et ne le savait pas; il se délectait dans l’horreur criminelle du combat et s’enivrait d’une sanglante volupté. Il n’était plus maintenant celui qui était venu, mais une unité de cette foule vers laquelle il était venu, et le compagnon véritable de ceux qui l’avaient amené. Que dire de plus? Il regarda, cria, s’enflamma; il emporta de là, avec lui, une folie qui l’aiguillonnerait pour le faire revenir, non seulement avec ceux qui rayaient entraîné d’abord, mais encore plus qu’eux, et avec d’autres qu’il entraînerait. Et de là, cependant, par ta main pleine de vigueur et de miséricorde, tu l’as arraché, toi, et tu lui as appris à mettre sa confiance non en soi, mais en toi 47; ce fut d’ailleurs bien plus tard.

Alypius arrêté comme voleur.

9. 14. Malgré tout, désormais, cette expérience restait en dépôt dans sa mémoire, pour servir de remède dans l’avenir. Et de même celle que voici, quand il était encore étudiant et déjà mon élève, à Carthage, un jour qu’il réfléchissait, à midi, sur le forum, à la déclamation qu’il allait prononcer, un exercice d’école comme c’est la coutume, tu le laissas appréhender par les agents du forum, comme voleur. Je ne pense pas que tu aies permis cela pour une autre raison, ô notre Bien, sinon pour que cet homme, destiné à un si grand avenir, pût déjà commencer à apprendre combien un homme, dans l’instruction d’une cause, doit se montrer difficile à condamner un antre homme, par suite d’une téméraire crédulité. Il faisait donc les cent pas devant le tribunal, seul, avec ses tablettes et son style, et voici qu’un jeune homme, un des étudiants, voleur véritable, portant sous cape une hache, entra, sans que l’antre y prît garde, dans la galerie à treillage de plomb qui s’élevait au-dessus de la rue des orfèvres, et se mit à découper le plomb. Mais au bruit de la hache, les orfèvres qui étaient en dessous, grommelèrent, et envoyèrent des gens pour appréhender celui qu’éventuellement ils trouveraient. Le voleur entendit leurs voix, et se sauva, en lâchant son outil, de peur d’être surpris avec lui. A1ypins, qui ne l’avait pas vu entrer, l’aperçut quand il sortait, et le vit s’éloigner prestement. Curieux de savoir le motif, il entra dans la galerie et trouva la hache. Il était debout à l’examiner avec étonnement, et voici qu’arrivent ceux qui avaient été envoyés, et qu’ils le trouvent seul, tenant le fer dont le bruit les avait incités à venir: ils l’arrêtent, l’entraînent et, devant les habitants du forum ameutés, se vantent d’avoir pris un voleur en flagrant délit; et pour le livrer à la justice, voilà qu’on l’emmenait.

9. 15. Mais la leçon ne devait pas aller plus loin. Car à l’instant, Seigneur, tu vins au secours de l’innocence dont tu étais le seul témoin 48. En effet, pendant que ses gardes l’emmenaient, soit vers la prison, soit vers le supplice, ils rencontrèrent en chemin un architecte, qui avait la haute surveillance des édifices publics. C’est une joie pour eux de voir arriver justement cet homme, car il avait l’habitude de les soupçonner de voler les objets qui disparaissaient sur le forum: il reconnaîtrait enfin maintenant par qui ces larcins étaient faits. Mais, en vérité, cet homme avait maintes fois vu Alypius dans la maison d’un sénateur, chez qui souvent il se rendait en visite. Tout de suite il le reconnut, lui prit la main, et, le tirant à l’écart de la foule, il lui demanda la cause d’une si mauvaise affaire. Il apprit ce qui s’était passé, et, devant le tumulte des gens qui étaient là frémissants de menaces, il donna l’ordre à tous de venir avec lui. Et ils vinrent à la maison du jeune homme qui avait fait le coup. Or un esclave se trouvait devant la porte, et il était si jeune que, ne craignant aucune conséquence pour son maître, il pourrait facilement tout révéler, car il était au forum, suivant les pas de son maître. Alypius se souvint de lui, et le dit à l’architecte. Celui-ci montre la hache à l’enfant et lui demande à qui elle est; « A nous», répond-il aussitôt. On l’interrogea davantage, et il découvrit tout le reste. Ainsi l’accusation retomba sur cette maison, à la confusion de la foule, qui déjà commençait à triompher d’Alypius. Et le futur dispensateur de ta parole, celui qui jugerait maintes causes dans ton Église, sortit de là plus expérimenté et mieux armé.

Intégrité d’Alypius dans ses fonctions d’assesseur.

10. 16. Je l’avais donc trouvé à Rome; il s’attacha à moi par les liens les plus solides, et partit avec moi pour Milan, afin de ne pas me quitter, et aussi, puisqu’il avait étudié le droit, d’en tirer parti en suivant le désir de ses parents plus que le sien. Par trois fois déjà il avait été assesseur, étonnant tous les autres par son désintéressement, plus étonné lui-même de les voir placer l’or au-dessus de la probité. Son caractère aussi fut mis à l’épreuve, non seulement par l’appât de la cupidité, mais encore par l’aiguillon de la peur. A Rome, il était assesseur du «comte chargé des finances italiques». Or il y avait à ce moment-là un sénateur très puissant, qui enchaînait bien des gens par ses bienfaits, ou les courbait sous la terreur. Il voulut obtenir, en usant comme d’habitude de sa puissance, je ne sais quelle autorisation pour une chose que les lois interdisaient. Alypius s’y opposa. On promit une récompense: il s’en moqua résolument; on lança des menaces: il les foula aux pieds, faisant l’étonnement de tous par la rare fermeté de son âme, car, en face d’un homme si important, et qui d’innombrables possibilités de rendre service et de nuire avaient donné la célébrité d’une réputation immense, il ne voulait, ni souhaiter son amitié, ni redouter son inimitié. Le juge lui-même, dont il était le conseiller, aurait bien voulu lui aussi que la chose ne se fît pas, et pourtant il ne s’y opposait pas ouvertement; mais, rejetant la responsabilité sur Alypius, il déclarait que c’était lui qui l’empêchait de l’accorder, parce que, et c’était vrai, s’il le faisait, Alypius démissionnerait. Une seule chose avait bien failli le séduire, la passion pour les lettres: aux frais du prétoire, il aurait pu se faire copier des manuscrits; mais il consulta la justice, et sa délibération pencha vers le meilleur: il jugea plus profitable de suivre l’équité qui lui interdisait cet acte, que la puissance qui le lui permettait. C’est là une petite chose. Mais, qui est fidèle dans les petites choses, est fidèle aussi dans les grandes 49et jamais ne sera vaine la parole qui sortit de la bouche de ta Vérité 50Si dans les richesses d’iniquité vous n’avez pas été fidèles, qui vous confiera le vrai bien? Et si dans le bien d’autrui vous n’avez pas été fidèles, qui vous donnera ce qui est à vous?  51Tel était l’homme qui s’attachait alors à moi et, avec moi, hésitait, en délibérant sur le genre de vie qu’il fallait embrasser.

Nébridius.

10. 17. Nébridius, lui aussi, après avoir quitté son pays près de Carthage et Carthage même où-il séjournait très souvent, quitté la belle campagne de son père 52, quitté sa maison et sa mère qui ne devait pas le suivre, était venu à Milan, à seule fin de vivre avec moi dans la brûlante passion de la vérité et de la sagesse; et comme moi il soupirait, comme moi il flottait, ardent pour rechercher la vie heureuse, et très pénétrant pour scruter les plus difficiles questions. Il y avait là les bouches de trois affamés, qui s’inspiraient mutuellement leur faim, et se tournaient vers toi, attendant que tu leur donnes la nourriture au temps opportun 53Et chaque fois que l’amertume, par ta miséricorde, suivait nos activités profanes, quand nous regardions la fin pour laquelle nous endurions cela, nous ne trouvions que ténèbres, et nous nous détournions en gémissant, et nous disions: « Combien de temps tout cela » et nous le redisions sans cesse; et, le disant, nous ne renoncions pas à cela, parce que rien ne brillait de certain qu’il nous fût possible de saisir après ce renoncement.

Conflit intérieur d’Augustin.

11. 18. C’était moi surtout qui m’étonnais, quand je m’efforçais de me rappeler quel long temps s’était écoulé depuis la dix-neuvième année de mon âge, où j’avais commencé à brûler d’ardeur pour la sagesse, résolu, quand je l’aurais trouvée, à laisser les vaines convoitises avec toutes leurs espérances creuses et leurs folies trompeuses 54. Voici déjà mes trente ans, et je vivais pataugeant dans la même boue 55, avide de jouir du présent qui me fuyait et me dispersait tandis que je disais: «Demain je trouverai, voici que l’évidence va paraitre et je la tiendrai; voici venir Faustus et il expliquera tout. O grands hommes de l’Académie On ne peut rien saisir de certain pour la conduite de la vie 56. Mais non, cherchons avec plus de soin et ne désespérons pas! Voici que n’est plus absurde, dans les Livres de l’Église, ce qui semblait absurde; on peut le comprendre d’une autre façon, et favorablement. Je fixerai mes pas sur le degré où, enfant, mes parents m’avaient placé, jusqu’à ce qu’apparaisse en pleine lumière la vérité. Mais où la chercher? Quand la chercher? Pas de loisir pour Ambroise, pas de loisir pour moi. Les livres eux-mêmes, où les chercher? Comment ou quand nom les procurer? A qui les emprunter? Que du temps soit réservé, des heures réparties pour ‘e salut de l’âme 57! Un grand espoir s’est levé: la foi catholique n’enseigne pas ce que nous pensions, ce dont futilement nous l’accusions. C’est une impiété, aux yeux de ceux qui sont instruits de cette foi, de croire Dieu limité par le contour d’un corps humain. Et nous hésitons à frapper pour que la porte s’ouvre sur tout le reste 58? Avant midi nos heures sont prises par nos élèves. Le reste du temps, que faisons-nous? Pourquoi ne travaillons-nous pas à cette recherche? Mais quand rendre visite aux amis influents, dont l’appui nous est nécessaire? Quand préparer ce que viennent acheter les étudiants? Quand réparer nos propres forces, en relâchant notre esprit de la tension des soucis?

Pensées sur la mort.

11. 19. Périsse tout cela! Et laissons là ces creuses vanités. Portons-nous vers la seule recherche de la vérité. La vie est misérable, la mort est incertaine; qu’elle nous surprenne soudain: dans quel état partirons-nous d’ici Et où devrons-nous apprendre ce qu’ici-bas nous avons négligé? Et ne devrons-nous pas plutôt payer cette négligence par les supplices? Mais quoi! si la mort elle-même coupait court et mettait fin à toute inquiétude, en même temps qu’à la vie des sens? Eh bien donc, de cela aussi il faut s’enquérir. Mais loin de moi qu’il en soit ainsi de la mort! Ce n’est pas en vain, ce n’est pas pour rien que, d’un si haut sommet, l’autorité de la foi chrétienne se répand sur le globe entier. Jamais tant de choses, et de telles choses, n’auraient été divinement accomplies pour nous, si la mort du corps achevait aussi la vie de l’âme. Pourquoi donc hésitons-nous à quitter l’espérance du siècle, pour nous consacrer ensuite totalement à la recherche de Dieu et de la vie heureuse? Mais non, attends! Elles sont agréables aussi, les choses d’ici-bas elles ont leur douceur, qui n’est pas médiocre; il ne faut pas à la légère couper l’élan qui nous tend vers elles, car il serait humiliant dc revenir à elles ensuite. Voici déjà qu’il est grand temps d’obtenir une dignité. Eh bien I que faut-il désirer de plus à ce sujet? Nous disposons d’une foule d’amis influents. S’il n’y a rien d’autre, et que nous soyons très pressés, on peut nous donner au moins une présidence. Et il faut prendre une femme qui ait un peu d’argent, pour ne pas aggraver nos dépenses, et la convoitise aura ainsi sa mesure raisonnable. Bien des grands hommes, parfaitement dignes d’imitation, se sont adonnés à l’étude de la sagesse, tout en étant mariés.»

Alternance de sentiments.

11. 20. Pendant que je disais cela, et qu’alternaient ces vents contraires poussant mon cœur ici et là, le temps passait; je retardais ma conversion vers le Seigneur, je différais de jour en jour 59de vivre en toi, et je ne différais pas de mourir chaque jour en moi-même. Aimant la vie heureuse, je redoutais de la trouver où elle réside, et c’est en fuyant loin d’elle que je la cherchais. Car je pensais que je serais trop malheureux, si j’étais privé des étreintes d’une femme; employer le remède qu’offre ta miséricorde pour guérir cette infirmité même 60, je n’y songeais pas, car je n’en avais pas fait l’expérience; je croyais que la continence relevait de nos propres forces, de forces que je ne me connaissais pas, et j’étais assez sot pour ne pas savoir que, comme il est écrit, personne ne peut être continent, si tu ne le lui donnes 61. Et certes tu l’aurais donné, si de mon gémissement intérieur j’avais frappé à tes oreilles 62, et si d’une foi solide j’avais jeté en toi mon souci 63.

Chasteté d’Alypius.

12. 21. Alypius me détournait bien de prendre femme, en me serinant qu’il n’y aurait plus aucun moyen, pour nous, de vivre ensemble d’une vie de loisir assuré dans l’amour de la sagesse, comme depuis longtemps déjà nous le désirions, si j’exécutais ce dessein. C’est qu’il était lui-même dans ce domaine, même alors, parfaitement chaste; cela ne laissait pas d’étonner, car il avait tout de même fait l’expérience de l’amour charnel, au début de son adolescence, mais loin de s’y attacher, il en avait plutôt éprouvé du regret, puis du mépris; et depuis lors, il vivait dans une parfaite continence. Mais moi, je lui tenais tête avec les exemples d’hommes mariés, qui avaient cultivé la sagesse, acquis la faveur divine 64, gardé des amitiés fidèles et tendres. En vérité, j’étais bien loin de ces grandes âmes; lié par la maladie de la chair, je trouvais de mortelles délices à traîner ma chaîne; je craignais qu’elle se déliât, et, comme si on avait heurté une blessure, je repoussais les paroles de bon conseil, c’est-à-dire la main qui déliait. Je faisais plus encore: par moi, pour Alypius lui-même, le serpent parlait 65, il nouait de doux lacets 66 et, par ma bouche, les disséminait sur son chemin, pour y emmêler ses pieds honnêtes et dégagés.

Pression d’Augustin sur son ami.

12. 22. Il s’étonnait en effet que moi, qu’il ne tenait pas en petite estime, je fusse tellement pris à la glu de cette volupté; et je l’étais au point d’affirmer, chaque fois que nous en discutions entre nous, que je ne pouvais absolument pas vivre dans le célibat. Et pour me défendre, quand je lui voyais cet étonnement, je lui disais qu’il y avait une grande différence entre son expérience rapide et furtive, dont il ne se souvenait même presque plus, ce qui lui rendait facile un mépris exempt de tourments, et les délices de mon habitude charnelle; qu’à ces délices vînt s’ajouter l’honorabilité du titre matrimonial, et il ne devrait pas s’étonner si, moi, je ne pouvais mépriser cette vie-là. Alors, il s’était mis lui-même à désirer le mariage, cédant non pas à quelque attrait d’une telle volupté, mais à celui de la curiosité. Il avait envie, disait-il, de savoir ce qu’était donc cette chose, sans laquelle ma vie, qui lui plaisait telle quelle, m’eût paru, non pas une vie, mais un supplice. Car il éprouvait de la stupeur, âme libre de ce lien, devant mon esclavage; et de la stupeur, il en venait à l’envie de faire cette expérience, ce qui l’amènerait bientôt à l’expérience elle-même, et le ferait peut-être glisser de là dans cet esclavage qui causait sa stupeur, car il voulait faire un pacte avec la mort 67, et celui qui aime le péril, y tombera 68. En réalité, pour aucun de nous deux, que la vie conjugale trouvât quelque beauté dans le devoir de respecter les règles du mariage et de prendre en charge des enfants, cela n’entrait pas en considération, ou si peu. Non, pour une grande part, et avec force, chez moi c’était l’habitude de rassasier l’irrassasiable concupiscence qui me tenait captif et me torturait, chez lui, l’étonnement qui le traînait en captivité. Voilà comment nous étions, jusqu’à ce que toi, ô TrèsHaut 69qui n’abandonnes pas notre limon, tu aies mis ta miséricorde au secours des misérables par des moyens admirables et secrets.

Projet de mariage.

13. 23. Et l’on insistait sans se lasser pour me faire prendre une épouse. Déjà je faisais ma demande, déjà j’obtenais une promesse, grâce surtout aux efforts de ma mère: elle espérait par là qu’une fois marié, je recevrais l’ablution salutaire du baptême, elle se réjouissait de m’y trouver chaque jour mieux disposé, et voyait ses vœux et tes promesses s’accomplir pleinement dans ma foi. Oui, sans doute, sur ma demande et en suivant son désir, par une clameur puissante du cour elle te suppliait chaque jour de lui montrer, dans une vision, quelque chose sur mon futur mariage, et jamais pourtant tu n’as voulu. Elle voyait bien quelques images vaines et illusoires, produit des efforts de l’esprit humain quand il s’acharnait sur cet objet; elle me les racontait, non pas avec l’assurance qu’elle avait d’habitude quand une révélation lui venait de toi, mais sans en faire cas. Car elle distinguait, disait-elle, à je ne sais quelle saveur qu’elle ne pouvait expliquer avec des mots, la différence entre tes révélations et les songes de son âme. On insistait cependant, et l’on demandait la main de la jeune fille; il lui manquait près de deux ans pour être nubile, mais, comme elle plaisait, on attendait.

Projet de vie commune.

14. 24. Nous étions plusieurs amis, qui avions agité un projet dans notre esprit: au cours d’entretiens communs, et dans notre horreur pour les tracas et les embarras de la vie humaine, nous avions déjà presque arrêté de nous retirer de la foule, et de mener une vie de loisir tranquille. Ce loisir, nous l’avions organisé ainsi: tout ce que nous pourrions posséder, nous le mettrions en commun, pour fondre en un patrimoine unique tous les biens; de cette façon, en vertu d’une loyale amitié, il n’y aurait plus ceci à l’un, cela à l’autre, mais, de ces biens qui feraient un seul tout, l’ensemble appartiendrait à chacun, et le tout à tous. Nous pourrions être, nous semblait-il, une dizaine d’hommes environ à partager la même vie, et quelques-uns parmi nous étaient très riches, surtout Romanianus, un citoyen de notre municipe, qu’à cette époque de graves embarras dans ses, affaires avaient fait venir à la cour, et qui était pour moi depuis l’enfance un ami très intime. C’était lui qui pressait le plus notre dessein, et ses instances avaient une grande force de persuasion, car sa fortune considérable dépassait de beaucoup toutes les nôtres. Nous avions aussi projeté que, chaque année, deux d’entre nous seraient chargés, tels des magistrats, de veiller à tout le nécessaire, laissant les autres sans soucis. Mais à la réflexion, quand on en vint à se demander si cela serait adopté par de faibles femmes, celles que certains d’entre nous avaient déjà, et celles que nous, nous voulions avoir, tout ce beau projet si bien combiné nous éclata dans les mains, partit en morceaux et fut abandonné. Alors ce fut le retour aux soupirs, et aux gémissements, et à la marche le long des voies larges et battues du siècle 70, car mille pensées s’agitaient dans notre cour 71, mais c’est ton dessein qui demeure éternellement 72Et en raison de ce dessein, tu, te moquais de nos plans et préparais les tiens, pour nous donner la nourriture en temps opportun, et ouvrir ta main, et remplir nos âmes de bénédiction 73.

Départ de la mère d’Adéodat. Nouvelle liaison.

15. 25. Cependant mes péchés se multipliaient 74, et quand on arracha de mes flancs, comme un obstacle au mariage, ma compagne de lit habituelle1, mon cour, où elle adhérait, fut déchiré et blessé, et il portait une traînée de sang. Elle, en repartant pour l’Afrique, t’avait fait le vœu de ne pas connaître d’autre homme 75, et elle laissait auprès de moi l’enfant naturel que j’avais eu d’elle, mon fils. Mais moi, infortuné, qui n’étais même pas capable d’imiter une femme, impatient du délai imposé, à la pensée de n’avoir que dans deux ans celle que je demandais, et parce que je n’étais pas épris du mariage mais esclave de la passion, je me procurai une autre femme; ce n’était pas bien sûr à titre d’épouse, mais comme pour entretenir par là et faire durer, entière ou même accrue, la maladie de mon âme, sous la garde d’une habitude prolongée jusqu’à l’avènement de l’épouse. Et ma blessure ne guérissait pas, celle qui s’était faite à l’arrachement de ma première compagne; mais après un accès d’inflammation et de douleur très aiguë, elle se gangrenait; la douleur était pour ainsi dire plus froide, mais plus désespérée.

Conclusion: crainte de la mort et du jugement.

16. 26. Louange à toi, gloire à toi 76, source de miséricordes! Moi je devenais plus misérable, et toi plus proche. Elle était là déjà, déjà, ta main toute prête à m’arracher du bourbier et à me laver 77, et je l’ignorais. Je n’avais plus pour me retenir de m’enfoncer plus bas dans le gouffre des voluptés charnelles, que la crainte de la mort et de ton futur jugement, crainte qui, malgré les variétés d’opinions que j’ai traversées, ne s’est jamais éloignée cependant de mon cour. Et je discutais avec mes amis, Alypius et Nébrid jus, sur le « degré suprême des biens et des maux»  78. Et dans mon cour j’aurais donné la palme à Epicure, si je n’avais cru qu’après la mort subsiste la vie de l’âme avec la sanction de nos actes, ce qu’Epicure n’a pas voulu croire. Et je me demandais: si nous étions immortels, et que nous vivions dans une volupté corporelle continue, sans aucune crainte de la perdre, pourquoi ne serions-nous pas heureux, et que chercherions-nous d’autre? J’ignorais que c’était là justement ce qui témoignait d’une grande misère, de ne pouvoir, submergé ainsi et aveuglé, concevoir la lumière du bien honnête et de la beauté qu’il faut embrasser dans un but désintéressé, beauté que ne perçoit pas l’œil de la chair, mais que l’on perçoit au dedans. Et je ne considérais pas, dans ma misère, de quelle source coulait pour moi, malgré la laideur du sujet, la douceur de parler cependant de ces choses avec des amis, et l’impossibilité où j’étais d’être heureux sans amis, même dans les satisfactions des sens que j’éprouvais alors, parmi des voluptés charnelles qui affluaient à l’envi. Ces amis, oui vraiment, je les aimais d’une façon désintéressée, et je sentais bien que, par eux, en retour, j’étais aimé d’une façon désintéressée. O tortueuses voies! Malheur à l’âme 79 téméraire qui a pu espérer, en se retirant loin de toi, qu’elle posséderait quelque chose de mieux! Elle s’est tournée, et retournée, sur le dos, sur le flanc, sur le ventre. Et tout est dur! Toi seul es le repos! Te voici, tu es là 80, tu délivres des misérables erreurs, et tu vas nous rétablir dans ta voie 81, et tu consoles, et tu dis « Courez 82moi, je vous porterai 83, et moi je vous mènerai au butet là, moije vous porterai»  84.

Source : https://www.augustinus.it/francese/confessioni

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