Dorothée de Gaza : Du blâme de soi-même

Saint Dorothée de Gaza

Recherchons, frères, comment il se fait que parfois on entende une parole
désagréable et qu’on la laisse passer sans se troubler, comme si on n’avait rien
entendu, et que d’autres fois on en est aussitôt troublé. Quelle est la raison d’une telle
différence ? Y a-t-il à cela une ou plusieurs raisons ? Pour moi, j’en vois beaucoup,
mais une seule engendre, pour ainsi dire, toutes les autres. Je m’explique. Voici
d’abord un frère qui vient de prier ou de faire une bonne méditation; il se trouve, 1
comme on dit, en bonne forme. Il supporte son frère et passe outre sans se troubler.
En voici un autre qui a de l’attachement pour un frère; à cause de cela il endure
tranquillement tout ce qui lui vient de ce frère. Il arrive aussi que tel autre méprise
celui qui veut lui faire de la peine, regardant comme rien ce qui vient de lui, ne faisant
même pas attention à lui comme à un homme, et ne tenant pas compte de lui, de ce
qu’il dit ou de ce qu’il fait.

Je vais vous raconter une chose admirable. Il y avait au monastère, avant
que je le quitte, un frère que je ne voyais jamais troublé ni fâché contre quelqu’un, et
pourtant j’apercevais beaucoup de ses frères le maltraiter et l’outrager de diverses
manières. Ce jeune moine supportait ce qui venait de chacun d’eux, comme s’il n’y
avait absolument personne à le tourmenter. Je ne cessais d’admirer son excessive
patience et désirais savoir comment il avait acquis cette vertu. Je le pris un jour à
part, et lui faisant une métanie, l’invitai à me dire quelle pensée il gardait toujours en
son cœur, au milieu des outrages et de toutes les peines qu’on lui faisait endurer, pour
montrer une telle patience. Il me répondit simplement et sans détours : «J’ai
l’habitude d’être à l’égard de ceux qui me font toutes ces injures, comme de jeunes
chiens à l’égard de leurs maîtres.» A ces mots, je baissai les oreilles et me dis à moimême : «Ce frère a trouvé la voie.» Après m’être signé, je le quittai en demandant à
Dieu de nous protéger l’un et l’autre.

Je disais donc que c’est parfois aussi par mépris que l’on ne se trouble pas :
et cela est manifestement un désastre. Mais de se troubler contre un frère qui nous
fait de la peine, peut venir soit d’une mauvaise disposition du moment, soit de
l’aversion que l’on éprouve pour ce frère. Il y a aussi beaucoup d’autres raisons
diverses que l’on peut alléguer. Mais la cause du trouble, si nous la recherchons
soigneusement, c’est toujours le fait de ne pas s’accuser soi-même. De là vient que
nous avons tout cet accablement et que nous ne trouvons jamais de repos. Il n’y a
pas à s’étonner si tous les saints disent qu’il n’existe point d’autre voie que celle-là. 2
Nous voyons bien que nul n’a trouvé le repos en suivant une autre route, et nous nous
pensons le trouver et suivre une voie parfaitement droite, sans jamais consentir à
nous accuser nous-mêmes. En vérité, eût-on accompli mille bonnes œuvres, si l’on ne
garde pas cette voie, on ne cessera jamais de faire souffrir et de souffrir soi-même, en
perdant ainsi toute sa peine. Quelle joie au contraire, quel repos ne goûte-t-il pas
partout où il va, celui qui s’accuse soi-même, comme l’a dit l’abbé Pœmen ! Qu’un
dommage, qu’un outrage ou une peine quelconque lui survienne, il s’en juge digne a
priori et n’est jamais troublé. Y a-t-il un état qui soit davantage exempt de soucis ?

Mais, dira-t-on, si un frère me tourmente, et qu’en m’examinant, je
constate que je ne lui ai fourni aucun prétexte, comment pourrai-je m’accuser moimême ? En fait si quelqu’un s’examine avec crainte de Dieu, il s’apercevra qu’il a
certainement donné un prétexte par une action, une parole ou une attitude. Et s’il voit
qu’en rien de tout cela, il n’a, soi-disant, fourni de prétexte dans le cas présent, c’est
vraisemblablement qu’il a tourmenté ce frère une autre fois, pour le même sujet ou
pour un autre, ou bien encore qu’il a tourmenté un autre frère, et c’est pour cela,
souvent même pour un péché différent, que la souffrance lui était due. Ainsi, comme
je l’ai dit, si l’on s’examine avec crainte de Dieu et que l’on scrute soigneusement sa
conscience, on se trouvera de toutes manières responsable.
Il arrive aussi qu’un frère, croyant se tenir dans la paix et la tranquillité, se
trouble néanmoins d’une parole désobligeante que vient lui dire un frère, et il juge
que c’est à bon droit, se disant en lui-même : «Si ce frère n’était pas venu me parler
et me troubler, je n’aurais pas péché.» C’est une illusion, c’est un faux raisonnement.
Celui qui lui a dit le mot, a-t-il donc mis en lui la passion ? Il lui a simplement révélé la
passion qui était en lui, pour qu’il s’en repente, s’il le veut. Ainsi ce frère ressemblait à
un pain de pur froment, extérieurement de bel aspect, mais qui, une fois rompu,
laisserait voir sa pourriture. Il se croyait dans la paix, mais il avait en lui une passion
qu’il ignorait. Un seul mot de son frère a mis au jour la pourriture cachée dans son 3
cœur. S’il veut obtenir miséricorde, qu’il se repente, qu’il se purifie, qu’il progresse, et
il verra qu’il doit plutôt remercier son frère d’avoir été pour lui la cause d’un tel profit.

Car les épreuves ne l’accableront plus autant. Plus il progressera, plus elles
lui paraîtront légères. A mesure en effet que l’âme grandit, elle devient plus forte et
capable de supporter tout ce qui lui arrive. C’est comme une bête de somme : si elle
est robuste, elle porte allègrement le lourd fardeau dont on la charge. Qu’elle vienne à
trébucher, elle se relève aussitôt; à peine s’en ressent-elle. Mais si elle est faible,
toute charge l’accable, et une fois tombée, il lui faut beaucoup d’aide pour se relever.
Ainsi en est-il de l’âme. Elle s’affaiblit chaque fois qu’elle pèche, car le péché épuise et
corrompt le pécheur. Qu’un rien lui survienne, le voilà accablé. Si un homme au
contraire s’avance dans la vertu, ce qui jadis l’accablait lui devient progressivement
plus léger. Ainsi ce nous est un grand avantage, une source abondante de repos et de
progrès, que de nous rendre nous-mêmes responsables et personne d’autre de ce qui
arrive, d’autant que rien ne peut nous survenir sans la Providence de Dieu.

Mais, dira quelqu’un, comment puis-je ne pas être tourmenté, si j’ai besoin
de quelque chose et que je ne le reçois pas ? Car me voici pressé par la nécessité.
Même alors il n’y a pas lieu d’accuser un autre ni d’être fâché contre quelqu’un. S’il a
réellement besoin d’une chose, comme il le prétend, et qu’il ne la reçoive pas, il doit
se dire : «Le Christ sait mieux que moi si je dois obtenir satisfaction, et lui-même me
tient lieu de cette chose ou de cette nourriture.» Les fils d’Israël ont mangé la 4
manne au désert pendant quarante ans, et bien qu’elle fut d’une seule espèce, cette
manne devenait pour chacun telle qu’il la désirait : salée, pour qui la désirait salée;
douce, pour qui la désirait douce; se conformant, en un mot, au tempérament de
chacun (cf. Sag 16,21). Si donc quelqu’un a besoin d’un œuf et ne reçoit qu’un 5
légume, qu’il dise à sa pensée : «Si l’œuf m’était utile, Dieu me l’aurait certainement
envoyé. D’ailleurs, il est possible que ce légume soit pour moi comme un œufs.» Et
j’ai confiance en Dieu que cela lui sera compté comme martyre. Car s’il est vraiment
digne d’être exaucé, Dieu déterminera le cœur des Sarrasins à exercer la miséricorde
à son égard selon ses besoins. Mais s’il n’en est pas digne ou que cela ne lui soit pas
utile, il n’aura pas satisfaction, quand bien même ferait-il un ciel nouveau et une terre
nouvelles. Il est vrai qu’on trouve parfois au-delà de ses besoins et parfois en-deçà.
Puisque Dieu, dans sa miséricorde, fournit à chacun ce qui lui est nécessaire, s’il
donne à quelqu’un du superflu, c’est pour lui montrer l’excès de sa tendresse et lui
apprendre l’action de grâces. Quand au contraire il ne lui donne pas le nécessaire, il
supplée par sa parole à la chose dont il a besoin et lui enseigne la patience. Ainsi pour
tout, nous devons regarder en haut, que nous recevions du bien ou du mal, et rendre
grâces pour tout ce qui survient, sans jamais cesser de nous accuser nous-mêmes et
de dire avec les pères : «S’il nous arrive du bien, c’est par une disposition de Dieu; s’il
nous arrive du mal, c’est à cause de nos péchés.»

Oui, vraiment, toutes nos souffrances viennent de nos péchés. Les saints, eux,
quand ils souffrent, souffrent pour le nom de Dieu ou pour la manifestation de leur
vertu au profit d’un grand nombre, ou pour l’accroissement de la récompense qui leur
viendra de Dieu. Mais comment pourrions-nous en dire autant de nous, misérables ?
Chaque jour nous péchons et suivons nos passions; nous avons quitté la voie droite
que les pères ont indiquée et qui consiste à s’accuser soi-même, pour suivre la voie
tortueuse où l’on accuse le prochain. Chacun de nous, en toute circonstance,
s’empresse de rejeter la faute sur son frère et de lui imputer la charge. Chacun vit
dans la négligence, sans se soucier de rien, et nous demandons compte au prochain
des commandements !

Deux frères fâchés l’un contre l’autre vinrent un jour me trouver. Le plus
âgé disait du plus jeune : «Quand je lui donne un ordre, il en a de la peine, et moi
aussi, car je pense que s’il avait de la confiance et de la charité pour moi, il recevrait
de bon coeur ce que je lui dis.» Et le plus jeune disait à son tour : «Que ta Révérence
me pardonne : sans doute ne me parle-t-il pas avec crainte de Dieu, mais avec la
volonté de me commander, et c’est pour cela, je pense, que mon coeur n’a pas
confiance, selon le mot des pères.» Remarquez comment ces deux frères 8
s’accusaient réciproquement, sans que ni l’un ni l’autre ne s’accusât lui-même. Deux
autres encore, irrités l’un contre l’autre, se faisaient métanie, mais demeuraient en
défiance. Le premier disait : «Ce n’est pas de bon coeur qu’il m’a fait métanie, c’est
pour cela que je n’ai pas eu confiance, selon le mot des pères.» Et l’autre reprenait :
«Il n’avait pour moi aucune disposition de charité avant que je lui fisse mes excuses;
aussi n’ai-je pas eu confiance, moi non plus.» Quelle illusion, mes Révérends ! Voyezvous la perversion d’esprit ? Dieu sait comme je suis effrayé de voir que nous prenons
même les paroles des pères pour servir nos volontés mauvaises et perdre nos âmes. Il
fallait que chacun rejetât le blâme sur soi. L’un devait dire : «Ce n’est pas de bon
coeur que j’ai fait métanie à mon frère. C’est pourquoi Dieu ne l’a pas mis en
confiance.» Et l’autre : «Je n’avais aucune disposition de charité à son égard avant sa
métanie. Aussi Dieu ne l’a-t-il pas mis en confiance.» Il aurait fallu que les deux
premiers fissent de même. L’un aurait dû dire : «Je parle avec suffisance; c’est
pourquoi Dieu ne donne pas la confiance à mon frère.» Et l’autre : «Mon frère me
donne des ordres avec humilité et charité, mais moi je suis indocile et n’ai pas la
crainte de Dieu.» En fait, aucun d’eux n’a trouvé la voie et ne s’est blâmé lui-même.
Chacun au contraire a chargé son prochain.

Voyez, c’est pour cette raison que nous n’arrivons pas à progresser, à être
tant soit peu utiles, et que nous passons tout notre temps à nous corrompre par les
pensées que nous avons les uns contre les autres, et à nous tourmenter nous-mêmes.
Chacun se justifie, chacun se néglige, comme je l’ai dit, sans rien observer, et nous
demandons compte au prochain des commandements. C’est pour cela que nous ne
nous habituons pas au bien : pour peu que nous recevions quelque lumière, nous en
demandons compte aussitôt au prochain, et nous le blâmons en disant : «II devrait
faire ceci, et pourquoi n’a-t-il pas agi ainsi ?» Pourquoi ne pas plutôt nous demander
compte à nous-mêmes des commandements, et nous blâmer de ne pas les observer ?
Où est ce saint vieillard à qui on demandait : «Que trouves-tu de plus grand dans
cette voie, père ?» Ayant répondu .: «Se blâmer soi-même en tout», il fut loué par
celui qui l’avait interrogé, et il ajouta : «Il n’y a pas d’autre voie que celle-là.» De
même l’abbé Pœmen disait avec un gémissement : «Toutes les vertus sont entrées
dans cette maison sauf une seule, et sans elle l’homme a de la peine à se maintenir
debout.» Comme on lui demandait quelle était cette vertu, il répondit : «Se blâmer
soi-même.» Saint Antoine disait aussi que la grande affaire de l’homme était de rejeter sa faute sur soi devant Dieu, et de s’attendre à la tentation jusqu’à son dernier
souffle.» Partout nous trouvons que les pères, en observant cette règle et en
rapportant tout à Dieu, même les petites choses, ont trouvé le repos.

Ainsi se comporta ce saint vieillard qui était malade et dont le disciple mit
dans la nourriture au lieu de miel de l’huile de lin, ce qui est très nocif. Le vieillard
pourtant ne dit rien, il mangea en silence une première et une deuxième portion, ce
qu’il lui fallait, sans blâmer son frère intérieurement en se disant qu’il avait agi par
mépris, sans dire non plus un seul mot qui pût l’attrister. Quand le frère s’aperçut de
ce qu’il avait fait, il commença à s’affliger et à dire : «Je t’ai donné la mort, abba, et
c’est toi qui m’as fait commettre ce péché par ton silence.» Mais avec douceur le
vieillard répondit : «Ne t’afflige pas, mon enfant, si Dieu avait voulu que je mange du
miel, c’est du miel que tu aurais mis.» Et ainsi, il rapporta tout aussitôt la chose à
Dieu. Mais, bon vieillard, que vient faire Dieu en cette affaire ? Le frère s’est trompé,
et tu dis : «Si Dieu avait voulu …» Quel est le rapport ? «Oui, dit le vieillard, si Dieu
avait voulu que je mange du miel, le frère aurait mis du miel.» Il était si malade,
ayant passé tant de jours sans pouvoir prendre de nourriture, et néanmoins, il ne se
fâcha pas contre le frère, mais, rapportant la chose à Dieu, il demeura en repos. Il a
bien parlé, le vieillard, car il savait que, si Dieu avait voulu qu’il mangeât du miel, il
eût transformé en miel même cette huile infecte.

Quant à nous, frères, c’est en toute occasion que nous nous portons contre
le prochain, l’accablant de reproches et l’accusant d’avoir du mépris et d’agir contre sa
conscience. Entendons-nous un mot ? Aussitôt nous le tournons en mauvaise part et
disons : «S’il n’avait pas voulu me blesser, il ne l’aurait pas dit.» Où est ce saint qui
disait au sujet de Séméi : «Laissez-le maudire, puisque le Seigneur lui a dit de
maudire David» (II Sam 16,10). Dieu commandait-il à un meurtrier de maudire le
prophète ? Comment Dieu le lui aurait-il dit ? Mais dans sa sagesse, le prophète savait
bien que rien n’attire autant la miséricorde de Dieu sur l’âme que les tentations,
surtout celles qui surviennent dans les temps d’accablement et de persécution. Aussi
répond-il : «Laissez-le maudire David, parce que le Seigneur le lui a dit.» Et pour quel
motif ? «Peut-être le Seigneur regardera-t-il mon humiliation et changera-t-il pour moi
en biens sa malédiction.» Voyez comme le prophète agissait avec science. Il se fâchait
contre ceux qui voulaient châtier Séméi qui le maudissait : «Qu’y a-t-il de commun
entre vous et moi, fils de Sarouïa, disait-il, laissez-le maudire, puisque le Seigneur le
lui a dit.»


Nous autres, nous nous gardons bien de dire au sujet de notre frère : «Le
Seigneur le lui a dit», mais à peine avons-nous entendu un mot de lui, que nous
avons la réaction du chien auquel on jette une pierre : il laisse celui qui l’a lancée et
va mordre la pierre. Ainsi faisons-nous: nous abandonnons Dieu qui permet que les
épreuves nous assaillent pour la purification de nos péchés, et nous courons sus au
prochain, en disant : «Pourquoi m’a-t-il dit ceci ? Pourquoi m’a-t-il fait cela ? Alors que
nous pourrions tirer grand profit de ces souffrances, nous nous tendons des
embûches, en ne reconnaissant pas que tout arrive par la Providence de Dieu selon ce
qui convient à chacun. Que Dieu nous donne l’intelligence par les prières des saints !
Amen.

Source : http://orthodoxievco.net/ecrits/peres/dorothee/10blame.pdf

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