Traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou
L’ENFANCE
Prélude: en présence de Dieu
Louange et invocation.
1.1. Tu es grand, Seigneur, et bien digne de louange; elle est grande ta puissance 1, et ta sagesse est innombrable. Te louer, voilà ce que veut un homme, parcelle quelconque de ta création, et un homme qui partout porte sur lui sa mortalité, partout porte sur lui le témoignage de son péché 2, et le témoignage que tu résistes aux superbes 3. Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homme, parcelle quelconque de ta création. C’est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer parce que tu nous as faits orientés vers toi et que notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi. Donne-moi, Seigneur, de connaître 4 et de comprendre si la première chose est de t’invoquer ou de te louer, et si te connaître est la première chose ou t’invoquer. Mais qui t’invoque s’il ne te connaît? Car on peut invoquer un être pour un autre si l’on ne connaît pas. Ou plutôt ne t’invoque-t-on pas pour te connaître? Mais comment invoqueront ils celui en qui ils n’ont pas cru? Et comment croiront-ils, si personne ne prêche? 5 Ils loueront le Seigneur, ceux qui sont à sa recherche 6. Car le cherchant, ils le trouvent 7 et, le trouvant, ils le loueront. Je veux, Seigneur, te chercher en t’invoquant, et t’invoquer en croyant en toi: car tu nous as été prêché. Elle t’invoque, Seigneur, ma foi, que tu m’as donnée, que tu m’as inspirée par l’humanité de ton Fils, par le ministère de ton Prédicateur. Dieu est présent en toutes choses.
Dieu est présent en toutes choses.
2. 2. Et comment invoquerai-je mon Dieu, mon Dieu et Seigneur, puisque assurément c’est à venir en moi que je l’appellerai quand je l’invoquerai? Et quel lieu y a-t-il en moi où puisse venir en moi mon Dieu, où Dieu puisse venir en moi, Dieu qui a fait le ciel et la terre 8? Eh quoi! Seigneur mon Dieu, y a-t-il quelque chose en moi qui te contienne? Mais est-ce que le ciel et la terre, que tu as faits et dans lesquels tu m’as fait, te contiennent? Ou, du fait que sans toi rien ne serait de ce qui est, s’ensuit-il que tout ce qui est te contienne? Alors, puisque moi aussi je suis, qu’ai-je à demander que tu viennes en moi, moi qui ne serais pas si tu n’étais en moi? En effet je ne suis pas encore aux enfers, et pourtant, là aussi, tu es car même si je descends aux enfers, tu es là 9. Je ne serais donc pas, mon Dieu, je ne serais pas du tout, si tu n’étais en moi. Ou plutôt je ne serais pas, si je n’étais en toi, de qui tout est, par qui tout est, en qui tout est 10. C’est bien cela, Seigneur, c’est bien cela. Où te fait venir mon appel, puisque je suis en toi. Ou bien, d’où peux-tu venir en moi. En effet, où me retirer hors du ciel et de la terre pour que de là vienne en moi mon Dieu, qui a dit: le ciel et la terre, moi je les remplis 11?
La présence de Dieu déborde toutes choses.
3. 3. Le ciel et la terre te contiennent-ils donc puisque tu les remplis? Ou bien serait-ce que tu remplis et il en reste, parce qu’ils ne te contiennent pas? Et alors où refoules-tu tout ce qui, une fois remplis ciel et terre, reste de toi? Ou bien n’as-tu besoin d’être contenu par rien toi qui contiens toutes choses, puisque ce que tu remplis, c’est en le contenant que tu le remplis? Ce ne sont pas en effet les vases pleins de toi qui te donnent consistance, puisque même s’ils se brisent, tu ne te répands pas. Et quand tu te répands sur nous 12, ce n’est pas toi qui es renversé, mais nous que tu relèves, ce n’est pas toi qui t’éparpilles, mais nous que tu rassembles. Mais toutes les choses que tu remplis, c’est de toi tout entier que tu les remplis toutes. Ou bien alors, toutes ne pouvant te contenir tout entier, contiennent-elles une partie de toi, et contiennent-elles la même partie toutes à la fois? Ou bien contiennent-elles chacune une partie, les plus grandes une plus grande, les plus petites une plus petite? Y a-t-il donc en toi une partie plus grande, une partie plus petite? Ou bien es-tu partout tout entier sans qu’aucune chose te contienne tout entier?
Dieu est mystérieux.
4. 4. Qu’est-ce donc que mon Dieu sinon le Seigneur Dieu 13? Qui est en effet Seigneur, hormis le Seigneur? et qui est Dieu, hormis notre Dieu? O très grand, très bon, très puissant, tout-puissant, très miséricordieux et très juste, très retiré et très présent, très beau et très fort; stable et insaisissable, ne pouvant changer et changeant tout 14; jamais neuf, jamais vieux, mettant tout à neuf et conduisant d vétusté les superbes et ils l’ignorent 15; toujours en action, toujours en repos, amassant sans avoir de besoin, portant et remplissant et protégeant, créant et nourrissant et parachevant, cherchant bien que rien ne te manque; tu aimes et ne brûles pas tu es jaloux 16 et plein d’assurance; tu te repens 17 et ne souffres pas tu t’irrites 18 et restes calme tu changes d’œuvre, sans changer de dessein; tu reprends ce que tu trouves et n’as jamais perdu; jamais sans ressources, tu te réjouis de tes gains; jamais avare, tu réclames les intérêts 19 on te donne en trop si bien que tu es en dette 20, et qui possède rien qui ne soit à toi? tu acquittes les dettes, sans devoir à personne tu remets les dettes sans perdre rien. Et qu’avons-nous dit, mon Dieu, ma vie, ma sainte douceur? Ou que dit-on, quand on dit quelque chose sur toi? Et malheur à ceux qui se taisent sur toi puisque, bavards, ils sont muets 21.
Dieu est le salut de l’âme
5. 5. Qui medonnera de reposer en toi? qui me donnera que tu viennes dans mon cour et que tu l’enivres, afin que j’oublie mes maux 22, et que j’embrasse mon unique bien, toi? Qu’es-tu pour moi? Aie pitié, pour que je parle! Que suis-je moi-même pour toi, pour que tu m’ordonnes de t’aimer, et que, si je ne le fais, tu t’irrites contre moi 23, et me menaces d’immenses malheurs? Est-ce donc un petit malheur que celui de ne pas t’aimer? Hélas! Dis-moi au nom de tes miséricordes, Seigneur mon Dieu, ce que tu es pour moi. Dis è mon âme: ton salut c’est moi 24. Dis-le de façon que je l’entende. Voici les oreilles de mon cœur devant toi, Seigneur; ouvre-les, etdis â mon âme: ton salut c’est moi. Je veux courir après cette parole, et te saisir. Non, ne me cache pas ta face 25, que je meure ou ne meure pas, afin que je la voie.
5. 6. Bien étroite est la maison de mon âme pour que tu viennes y loger: qu’elle se dilate grâce à toi! Elle tombe en ruines: répare-la. Elle a de quoi offenser tes yeux: je l’avoue, je le sais. Mais qui la purifiera? Ou à quel autre que toi crierai-je: de mes secrètes souillures, purifie-moi, Seigneur, et de celles d’autrui préserve ton serviteur 26. Je crois et c’est pourquoi aussi je parle 27. Seigneur, tu le sais 28. Ne t’ai-je pas tout haut parlé contre moi en te disantmes manquements, mon Dieu, et toi, ne m’as-tu pasremis l’impiété de mon cour 29? Je ne conteste pas en justice avec toi 30, qui es vérité 31; et je ne veux pas, moi, me tromper moi-même, de peur que mon iniquité ne se mente è elle-même 32. Non, je ne conteste donc pas en justiceavec toi car si tu regardes de près les iniquités, Seigneur, Seigneur, qui pourra y tenir? 33
I. La premiere enfance (infantia)
Dons de Dieu au petit enfant.
6. 7. Mais pourtant laisse-moi parler devant ta miséricorde; moi qui suis terre et cendre 34, laisse-moi pourtant parler, car voici que je m’adresse à ta miséricorde et non pas à l’homme qui rirait de moi, c’est à elle que je parle. Et toi aussi, peut-être, tu ris de moi 35; mais tourne-toi vers moi et tu auras pitié 36. Qu’est-ce en effet que je veux dire, Seigneur ? sinon que je ne sais d’où je suis venu ici, dirai-je dans cette vie mourante ou cette mort vivante ? je ne sais. Là m’ont accueilli les consolations de tes miséricordes 37, comme je l’ai appris de mes père et mère selon la chair, celui de qui et celle en qui tu m’as formé dans le temps; car pour moi je n’en ai point souvenir. Mo voilà donc accueilli par les consolations du lait humain; et ce n’est pas ma mère ou mes nourrices qui s’emplissaient les seins, mais toi qui me donnais par elles l’aliment de l’enfance, selon tes dispositions et les richesses entreposées au plus profond des choses. C’est toi aussi qui nous donnais, à moi de ne pas vouloir plus que tu ne donnais, et à celles qui me nourrissaient de vouloir me donner ce que tu leur donnais. Elles voulaient en effet me donner, suivant un sentiment bien réglé, ce qu’elles avaient en abondance de toi. Car c’était un bien pour elles le bien qui me venait d’elles; il n’était pas d’elles, non, mais il passait par elles; de toi, bien sûr, viennent tous les biens, ô Dieu; c’est de mon Dieu que vient mon salut en tout 38. Je ne le reconnus que plus tard, quand tu me le criais par ces dons mêmes que tu accordes au dedans et au dehors. Car pour le moment, je savais téter et m’apaiser devant ce qui flattait ma chair, ou pleurer devant ce qui la blessait, rien de plus.
Tels sont les enfants.
6. 8. Plus tard, je commençai aussi à rire, endormi d’abord, ensuite éveillé. Voilà du moins ce que l’on m’a révélé sur mon compte, et je l’ai cru, puisque c’est ainsi que nous voyons faire d’autres enfants. En réalité, de ce que je faisais alors, je n’ai pas souvenir. Et voici que peu à peu je prenais conscience du lieu où j’étais, et je voulais manifester mes volontés à ceux qui devaient les remplir, et je ne pouvais pas, parce qu’elles étaient au dedans, et eux au dehors, et qu’ils ne pouvaient par aucun de leurs sens entrer dans mon âme. Aussi je jetais çà et là membres et cris, comme signes ressemblants de mes volontés, le petit nombre que je pouvais faire, tels que je pouvais les faire, car ils n’étaient pas vraiment ressemblants. Et quand on ne m’obéissait pas, soit faute de comprendre, soit crainte de me nuire, je m’indignais contre ces grandes personnes qui ne se soumettaient pas, et contre ces hommes libres qui n’acceptaient pas d’être esclaves, et je me vengeais d’eux en pleurant. Tels sont les enfants: j’en ai pris connaissance par ceux que j’ai pu connaître; tel je fas moi-même: les enfants me l’ont mieux révélé sans le savoir, que tout le savoir de mes nourriciers.
Digression: Où commence la vie?
6. 9. Et voilà que mon enfance depuis longtemps est morte, et moi je vis. Mais tu, Seigneur, et tu vis toujours et rien ne meurt en toi, puisque, avant le commencement des siècles et avant tout ce qui même peut s’appeler «avant », tu es et tu es Dieu et Seigneur de tout ce que tu as créé, en toi toutes les choses instables ont leurs causes stables, toutes les choses muables gardent leurs origines immuables, toutes les choses irrationnelles et temporelles ont leurs raisons éternellement vivantes; eh bien! Dis-moi, dis à ton suppliant, ô Dieu, et dans ta miséricorde à ton misérable, dis-moi si c’est à quelque période déjà morte de ma vie qu’a succédé mon enfance. Ou cette période est-elle celle que j’ai passée dans les entrailles de ma mère? Sur celle-ci, oui, j’ai eu quelques renseignements, et moi-même j’ai vu des femmes enceintes. Qu’en était-il même avant celle-ci, ô ma douceur, mon Dieu. Étais-je quelque part ou quelqu’un? En fait, qui peut me le dire? je n’ai personne. Ni mon père, ni ma mère ne l’ont pu, ni l’expérience des autres, ni mon propre souvenir. Mais peut-être ris-tu de moi 39 quand je pose ces questions, et c’est peut-être sur ce que je connais que tu m’ordonnes de te louer et de te confesser?
Mes commencements et mon enfance.
6. 10. Je te confesse, Seigneur du ciel et de la terre 40, en prononçant ta louange pour mes commencements et pour mon enfance, dont je n’ai pas souvenir: mais là-dessus tu as donné à l’homme de faire d’après les autres des conjectures à son sujet, et, d’après le témoignage autorisé même d’humbles femmes, de croire à son sujet beaucoup de choses. J’existais en effet et je vivais dès ce temps-là; et ces signes, par lesquels je voulais faire connaître à d’autres mes sentiments, déjà sur la fin de mon enfance je les cherchais. D’où un être animé, tel que celui-là, peut-il venir sinon de toi, Seigneur? Quelqu’un sera-t-il par hasard l’artisan de sa propre création? Ou bien tire-t-on d’ailleurs un courant par lequel l’être et la vie se répandent en nous, sans que tu nous crées 41, toi, Seigneur, pour qui être et vivre ne sont pas une chose et une autre, puisque le suprême degré de l’être et le suprême degré de la vie, c’est tout un? Tu es en effet l’Être au suprême degré et tu ne changes pas 42, et en toi l’aujourd’hui ne s’achève pas, et pourtant si, il s’achève en toi, parce qu’en toi sont aussi toutes ces choses-là 43: car elles n’auraient pas de voie pour passer 44, si tu ne les contenais. Et puisque tes années ne déclinent point, tes années sont un « aujourd’hui». Et combien déjà de nos jours, et des jours de nos pères, ont passé par ton aujourd’hui, et ont reçu de lui leur mesure et de quelque manière existé! Et il en passera d’autres encore, et ils recevront leur mesure et de quelque manière existeront. Mais toi, tu es toujours le même 45et toutes les choses de demain et au-delà, toutes celles d’hier et en deçà, c’est aujourd’hui que tu les feras, aujourd’hui que tu les as faites. Qu’y puis-je, si quelqu’un ne comprend pas? Qu’il se réjouisse lui aussi en disant: qu’est-ce à dire? 46Qu’il se réjouisse même ainsi, et qu’il aime mieux en ne trouvant pas, te trouver, qu’en trouvant ne pas te trouver!
Péchés de la première enfance.
7. 11. Écoute, ô Dieu. Malheur aux péchés des hommes! 47 Et c’est un homme qui le dit et tu as pitié de lui, puisque c’est toi qui l’as fait et que tu n’as pas fait le péché en lui. Qui me rappelle le péché de mon enfance? Car personne n’est pur de péché devant toi, pas même l’enfant qui ne compte qu’un jour de vie sur la terre 48. Qui me le rappelle? ne serait-ce pas n’importe lequel des tout petits enfants d’à présent, en qui je vois ce dont je n’ai pas souvenir à mon sujet Quel était donc alors mon péché? Était-ce d’aspirer au sein, la bouche ouverte, en pleurant? De fait, si je le fais maintenant, si j’aspire, non plus sans doute au sein, mais à la nourriture propre à mon âge, en ouvrant la bouche, on se rira de moi et on me reprendra fort justement. Je faisais donc là des choses répréhensibles mais parce que je ne pouvais comprendre qui m’aurait repris, ni la coutume, ni la raison n’autorisaient à me reprendre. En fait, nous extirpons et rejetons cela en grandissant, et je n’ai vu personne qui, sciemment, pour rendre à une chose sa pureté, rejetât ce qui est bon. Ou, pour un enfant de cet âge, était-ce encore un bien de pleurer pour demander même ce qu’il serait nuisible de donner? de s’indigner violemment contre l’insoumission de gens libres et plus âgés, et de ceux qui l’ont engendré? et en outre, devant bien des personnes plus prudentes qui n’obtempèrent pas au moindre signe de caprice, de frapper en s’efforçant de faire le plus de mal possible, parce qu’on n’obéit pas à des ordres auxquels il serait pernicieux d’obéir? Ainsi c’est la faiblesse des membres enfantins qui est innocente, non pas l’âme des enfants. J’ai vu moi-même et observé de près la jalousie chez un tout petit. Il ne parlait pas encore et il fixait, pâle, d’un regard amer, son frère de lait. Qui ne connaît cela? Les mères et les nourrices prétendent le conjurer par je ne sais quels remèdes. A moins que cela aussi ne soit de l’innocence, quand la source de lait coule avec richesse et abondance, de ne pas souffrir au partage un frère de lait, qui a besoin extrême de secours et ne vit encore que par cet aliment Mais on le tolère avec complaisance, non que ce soit rien ou peu de chose, mais parce que les années viendront le faire disparaître. La preuve en est qu’on ne peut supporter sans irritation ces mêmes défauts, quand on -les surprend dans un âge plus avancé.
7. 12. C’est toi, Seigneur mon Dieu, qui as donné la vie à l’enfant, et un corps; ce corps, nous le voyons, tu l’as muni de sens, charpenté de membres, embelli de grâce, et, pour que l’ensemble qu’il constitue reste intact, tu as introduit en lui toutes les impulsions de la vie. C’est pourquoi tu me commandes de te louer en cela, et de te confesser et de chanter ton nom, ô Très Haut 49;car tu es un Dieu tout-puissant et bon, même si tu n’avais fait que cela; nul autre ne peut le faire, hormis toi, ô Unité par qui existe toute mesure, ô Forme parfaite qui donnes forme à toutes choses et par ta loi ordonnes toutes choses. Cet âge donc, Seigneur, je ne me souviens pas de l’avoir vécu, d’autres m’y ont fait croire; et si je l’ai accompli, c’est d’après d’autres enfants que je l’ai conjecturé; mais, malgré la grande sûreté de cette conjecture, je répugne à. le compter avec ma vie actuelle, celle que je vis dans ce siècle. Dans la mesure où cet âge appartient aux ténèbres de mon oubli, il va de pair avec celui que j’ai vécu au sein de ma mère. Or si c’est dans l’iniquité que j’ai été conçu, dans le péché que ma mère m’a nourri en son sein 50, où donc, je te prie, mon Dieu, où, Seigneur, moi qui suis ton serviteur 51, où et quand ai-je été dans l’innocence? Mais voici que j’abandonne cette période: qu’ai-je encore à faire avec elle, puisque je n’en trouve en moi aucune trace?
II. La seconde enfance (pueritia)
L’acquisition du langage.
8. 13. Au sortir de la première enfance, m’acheminant vers la vie présente, ne suis-je pas venu à la seconde enfance? ou plutôt n’est-ce pas elle qui est venue en moi, y succédant à la première? mais la première n’est pas partie: où en effet serait-elle allée? Et pourtant elle n’était plus, car je n’étais, pas un bébé sans parole, mais déjà un enfant qui parle. Je nie souviens de cela. Mais comment j’avais appris à parler, plus tard je m’en suis rendu compte. Ce n’était pas les grandes personnes qui m’instruisaient en me présentant les mots dans un ordre donné d’enseignement, comme on le fait un peu plus tard pour les lettres de l’alphabet; c’était moi-même, avec l’intelligence que tu m’as donnée, mon Dieu. Par des gémissements et des cris divers et divers gestes, je voulais divulguer les pensées de mon cœur, pour qu’on obéît à ma volonté, mais je ne pouvais ni exprimer tout ce que je voulais, ni le faire à tous ceux que je voulais; alors j’utilisais les prises de la mémoire: quand les gens nommaient un objet et qu’à la suite de cc son de voix, ils faisaient un geste vers quelque chose, je voyais et je retenais que cet objet s’appelait pour eux du nom qu’ils faisaient résonner, lorsqu’ils avaient l’intention de le montrer. D’ailleurs cette intention de leur part apparaissait dans les gestes: ils sont comme le langage naturel de tous les peuples, fait de jeux de physionomie, de clins d’yeux, et de mouvements des autres membres, et aussi du ton de la voix qui trahit le sentiment de l’âme dans la poursuite, la possession, le rejet ou la fuite des choses. Ainsi les mots, mis à leur place dans diverses phrases et souvent entendus, me livraient leur valeur significative; peu à peu je les recueillais, et déjà mes volontés, une fois mes lèvres dressées à émettre ces signes, se servaient d’eux pour s’énoncer. C’est ainsi qu’avec ceux de mon entourage, pour énoncer mes volontés, je fis échange de signes, et que j’entrai plus avant dans le commerce orageux de la vie humaine, tout en dépendant de l’autorité de mes parents et du bon plaisir des grandes personnes.
L’école des rudiments et la première initiation chrétienne.
9. 14. Dieu, mon Dieu, quelles misères j’ai éprouvées là et chrétienne et quelles duperies, puisqu’on me proposait, à moi enfant, nomme règle de vie honnête, d’obéir à des gens qui m’engageaient à briller dans ce monde, et à exceller dans les arts de la verbosité, servile accès aux honneurs des hommes et aux fausses richesses! Par suite je fus livré à l’école pour y apprendre les lettres; ce qu’elles avaient d’utile, je l’ignorais pour mon malheur. Et néanmoins, si j’étais paresseux à apprendre, on me battait. Les grandes personnes louaient cette méthode, et nombre d’enfants avant nous, en menant cette vie, avaient frayé ces chemins accablants où il nous fallait passer de force, avec surcroît de labeur et de douleur pour les fils d’Adam 52. Du moins nous avons rencontré, Seigneur, des hommes qui te priaient, et nous nous sommes instruits auprès d’eux, en comprenant comme nous le pouvions, que tu étais quelqu’un de grand, que tu pouvais, même sans apparaître à nos sens, nous entendre et nous secourir. De fait, tout enfant, je me suis mis à te prier toi, mon secours et mon refuge 53, et c’est pour t’invoquer que je rompais les liens de ma langue, et je te priais, tout petit, avec une ardeur qui n’était pas petite, de n’être pas battu à l’école. Et quand tu ne m’exauçais pas, ce qui n’était pas pour ma confusion 54, on riait; les grandes personnes et jusqu’à mes parents eux-mêmes, tout en ne voulant pas qu’il m’arrivât le moindre mal, riaient de mes «bleus», qui étaient alors un grand et pénible mal pour moi.
9. 15. Est-il un homme, Seigneur, un cœur assez grand qu’un puissant amour unisse à toi, est-il un homme, dis-je, – car certaine stupidité en arrive là aussi – en est-il donc un qui soit saintement uni à toi par un amour puissant au point que, devant les chevalets et les ongles et d’autres instruments de torture du même genre, auxquels on cherche à échapper en t’adressant par toute la terre des supplications avec grand effroi, il tienne ces tourments pour peu de chose et rie de ceux qui les redoutent tres vivement, comme nos parents riaient des tourments que nous subissions, enfants, de la part de nos maîtres? En vérité, nous ne les redoutions pas moins et nous ne t’implorions pas avec moins d’ardeur pour y échapper, et cependant nous péchions en mettant à écrire les lettres, à les lire ou à les repasser dans l’esprit, moins de soin qu’on ne l’exigeait de nous. Ce n’était pas, Seigneur, manque de mémoire ou d’intelligence: nous en avions, par ta volonté, suffisamment pour cet âge; mais nous aimions le jeu, et nous en étions punis par des gens qui, bien entendu, agissaient de même sorte. Seulement les amusements des adultes s’appellent des affaires; et bien que ceux des enfants soient de même sorte, les adultes les châtient; et personne n’a pitié des enfants ou des adultes, ou des uns et des autres. Mais peut-être quelque juge équitable trouve-t-il bon que j’aie été battu parce que, enfant, je jouais à la balle, et que ce jeu m’empêchait d’apprendre rapidement les lettres qui me permettraient, une fois adulte, des jeux moins innocents! Faisait-il donc autre chose, celui-là même qui me battait? Si, dans une discussion sans importance avec un de ses compagnons d’enseignement, il était vaincu, la jalousie lui remuait la bile et le tourmentait plus que moi, lorsque dans une partie de balle un de mes compagnons de jeu l’emportait!
Les péchés de l’écolier.
10. 16. Et cependant je péchais, Seigneur Dieu, qui règles et qui crées tous les êtres de la nature, sauf les péchés que tu règles seulement; Seigneur mon Dieu, je péchais en agissant contre les ordres de mes parents et de ces maîtres. Car je pouvais faire plus tard un bon usage des lettres que les miens voulaient me voir apprendre, quelle que fût leur intention. Ce n’était pas, en effet, pour faire un choix meilleur que je désobéissais, mais par amour du jeu: j’aimais dans les compétitions l’orgueil de la victoire, j’aimais à sentir mes oreilles chatouillées par les fables fallacieuses pour éprouver ainsi des démangeaisons pins ardentes, et la même avide curiosité faisait de plus en plus étinceler mes yeux pour les spectacles, jeux des adultes. Cependant, ceux qui les donnent jouissent d’une considération si haute, que presque tous les hommes souhaitent cet honneur pour leurs enfants; et pourtant, ils supportent volontiers que l’on frappe ces enfants, si de tels spectacles gênent des études qui, selon le désir des parents, les conduiraient à en faire donner de semblables. Regarde ces choses, Seigneur 55, avec miséricorde, et délivre-nous 56, nous qui t’invoquons déjà; délivre aussi ceux qui ne t’invoquent pas encore, afin qu’ils t’invoquent et que tu les délivres!
Grave maladie. Préparation, puis délai du baptême.
11. 17. J’avais entendu parler en effet, quand j’étais encore enfant, de la vie éternelle qui nous est promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu, descendant vers notre superbe; et l’on me signait déjà du signe de sa croix et l’on me salait de son sel1 déjà au sortir du sein de ma mère, qui avait mis beaucoup d’espoir en moi. Tu as vu, Seigneur, lorsque j’étais encore enfant, un jour qu’une oppression de poitrine me fit soudain brûler de fièvre, m’amenant aux portes de la mort; tu as vu, mon Dieu, puisque tu étais déjà mon gardien 57, avec quel élan de l’âme et quelle foi j’ai réclamé le baptême de ton Christ, mon Dieu et Seigneur, pressant la piété de ma mère et celle de notre mère à tous, ton Église. Et, troublée, la mère de ma chair, qui enfantait aussi mon salut éternel avec plus d’amour et d’un cœur chaste dans ta foi, prenait déjà ses mesures en grande hâte pour que je fusse initié aux sacrements du salut et lavé en te confessant, toi, Seigneur Jésus, pour la rémission de mes péchés, quand soudainement je repris vie. Aussi différa-t-on ma purification, comme si je devais inévitablement me souiller de nouveau 58, si je vivais, et parce que, apparemment, après ce bain sacré la faute serait plus grave et plus dangereuse, si je retombais dans les fanges du péché. Ainsi je croyais déjà, ma mère aussi et toute la maison, à l’exception de mon père seul, qui pourtant ne fit pas échec en moi au droit de la piété maternelle, pour me convaincre de ne pas croire au Christ, comme lui qui n’y croyait pas encore. C’est que ma mère mettait tout en œuvre pour que tu fusses mon père, toi, mon Dieu, plutôt que lui; en cela tu l’aidais à l’emporter sur son mari, qu’elle servait quoique meilleure, parce qu’en cela même c’est vraiment toi, l’ordonnant ainsi, qu’elle servait.
Décision de différer alors mon baptême.
11. 18. Je t’en prie, mon Dieu, je voudrais savoir, à condition que toi aussi tu le veuilles, si cette décision de différer alors mon baptême, m’a pour mon bien comme lâché les rênes du péché, ou ne les a pas lâchées. De là vient donc que maintenant encore, à propos des uns ou des autres, nous entendons résonner de toutes parts à nos oreilles: «Laisse-le faire, car il n’est pas encore baptisé». Et cependant pour la santé du corps nous ne disons pas: « Laisse-le se blesser davantage, car il n’est pas encore guéri ».Combien donc il eût mieux valu pour moi, et d’être rapidement guéri, et d’obtenir, grâce à la diligence des miens et à la mienne, que le salut de mon âme 59, une fois reçu, fût assuré sous ton assurance, à toi, qui me l’aurais donné! Oui, bien mieux valu! Mais que de flots, et quels flots, de tentations menaçantes apparaissaient par delà l’enfance! Ils étaient connus déjà de cette mère, et c’est l’argile d’où sortirait plus tard ma forme qu’elle voulait exposer à ces flots, plutôt que de leur exposer déjà l’effigie elle-même.
12. 19. Cependant, durant cette enfance même, que l’on redoutait moins pour moi que l’adolescence, je n’aimais pas les lettres et d’y être contraint m’était odieux. Et l’on me contraignait pourtant et c’était bien fait pour moi; c’est moi qui ne faisais pas bien, car je n’aurais pas appris sans y être obligé. Nul en effet ne fait bien s’il agit à contre-cœur, même si ce qu’il fait est bon. Et ceux-là non plus qui me contraignaient ne faisaient pas bien, mais c’était pour moi un bien qui se faisait par toi, mon Dieu. Car eux ne considéraient pas à quoi j’appliquerais ce qu’ils me forçaient d’apprendre, n’ayant en vue que de rassasier les irrassasiables appétits d’une opulente indigence et d’une gloire ignominieuse. Mais toi, pour qui sont comptas nos cheveux 60, prenant l’erreur de tous ceux qui me pressaient d’apprendre, tu l’utilisais pour mon utilité; et mon erreur à moi, qui refusais d’apprendre, tu l’utilisais pour mon châtiment que je méritais bien de subir, i petit enfant et si grand pécheur. Ainsi, de ceux qui ne faisaient pas bien tu tirais un bienfait pour moi, et de mon propre péché une juste rétribution pour moi 61. Oui, tu l’as prescrit, et c’est ainsi: toute âme en désordre est à soi-même son propre châtiment.
L’école des grammairiens. Horreur du grec. Goût pour les lettres latines.
13. 20. Mais quel motif avais-je de détester le grec, auquel on m’initiait dès ma prime enfance? Même aujourd’hui, je ne l’ai pas bien tiré au clair, car si j’avais aimé passionnément le latin, ce n’était pas celui des premiers maîtres, mais celui des professeurs appelés « grammairiens ». En fait, les premiers éléments, où l’on apprend à lire, écrire et compter, n’étaient pas moins pour moi un fardeau et une punition que l’ensemble des lettres grecques. D’où venait pourtant cette aversion-là aussi, sinon du péché et de la vanité de la vie, par où j’étais chair et souffle qui s’en va et ne revient pas 62?Car enfin, elles étaient meilleures, parce que plus véridiques, ces premières études des lettres par lesquelles se formait en moi la faculté, qui s’y est formée et que je possède, de lire si je rencontre un écrit, et d’écrire moi-même si j’en ai envie, meilleures que celles où l’on me contraignait à retenir la course égarée de je ne sais quel née, en oubliant mes propres égarements, et à pleurer la mort de Bidon parce qu’elle se tua par amour, cependant que moi-même je trouvais dans ces lettres la mort loin de toi, ô Dieu, ô ma Vie 63, et je supportais cela les yeux secs dans mon extrême misère.
13. 21. Qu’y a-t-il en effet de plus pitoyable qu’un être pitoyable qui ne s’apitoie pas sur lui-même, et pleure sur Didon morte par amour pour 1née, mais ne pleure pas sur lui-même mort faute d’amour pour toi, ô Dieu, lumière de mon cœur, pain de la bouche intérieure de mon âme 64, vertu qui féconde mon intelligence et le sein de ma pensée 65? Je ne t’aimais pas et je forniquais loin de toi, et pendant que je forniquais retentissait de toutes parts: Vas-y! Vas-y! 66 Car l’amitié de ce monde est une fornication loin de toi, et l’on dit: Vas-y! Vas-y! pour faire honte à l’homme qui ne se conduit pas ainsi. Et sur cela, non, je ne pleurais pas; je pleurais sur Didon qui «était morte en poursuivant par le fer sou dernier destin» 67; et je poursuivais moi-même les dernières de tes créatures après t’avoir abandonné, et, terre, je m’en allais à la terre. Et si l’on m’eut interdit cette lecture, j’aurais souffert d’être privé d’une lecture qui me faisait souffrir. De telles sottises passent pour une culture plus honorable et plus féconde que celle qui m’apprit à lire et à écrire!
L’école des grammairiens. Horreur du grec.: Goût pour les lettres latines.
13. 22. Mais aujourd’hui, dans mon âme, que mon Dieu crie et que ta vérité me dise: ce n’est pas cela, ce n’est pas cela; le meilleur, c’est bien le premier enseignement. Oui, me voici plus disposé à oublier les courses errantes d’Enée et toutes les fables de ce genre, qu’à renoncer à écrire et à lire. Ah! sans doute, des tentures pendent au seuil des écoles de grammaire, mais elles évoquent moins le prestige du secret que le manteau de l’erreur. Qu’ils ne crient pas contre moi, ceux que je ne crains plus, pendant que je te confesse les désirs de mon âme, ô mon Dieu, et que je me repose dans la réprobation de mes voies mauvaises 68, afin de pouvoir aimer tes voies bonnes Qu’ils ne crient pas contre moi les vendeurs ou acheteurs de grammaire, parce que, si je leur pose la question Est-il vrai qu’Enée soit venu jadis à Carthage, comme le dit le poète? les moins instruits diront qu’ils n’en savent rien; les plus instruits diront même que ce n’est pas vrai. Mais que je demande avec quelles lettres s’écrit le nom d’Enée, et tous ceux qui ont appris à lire répondent juste, selon le pacte et les conventions qui out fixé entre les hommes la valeur de ces signes. De même, si je demandais quel oubli causerait le plus grand préjudice à la vie de chacun, l’oubli de la lecture et de l’écriture, ou celui des fictions poétiques, qui ne voit ce que répondrait quiconque n’a pas totalement oublié sa propre personne? Je péchais donc, tout enfant, lorsque dans mon amour je plaçais les fables creuses avant les études plus utiles, ou plutôt quand je détestais les secondes pour aimer les premières. Mais enfin « un et un deux », « deux et deux quatre », odieuse était pour moi cette rengaine, et délicieux le spectacle de la vanité le cheval de bois plein de soldats en armes, l’incendie de Troie et « jusqu’à l’ombre de Créuse 69 elle-même.
Digression: goût et contrainte dans l’éducation.
14. 23. Pourquoi donc avalise de l’aversion, même pour les lettres grecques’ pleines de rengaines semblables? En vérité Homère lui-même est habile à tisser de ces fables, il est délicieusement vain, et pourtant il était amer à l’enfant que j’étais. Je crois bien qu’à leur tour les enfants grecs doivent avoir pour Virgile de tels sentiments, quand ils sont contraints à l’apprendre, comme moi Homère. C’est apparemment la difficulté, oui la difficulté d’acquérir à fond une langue étrangère, qui pour ainsi dire aspergeait de fiel tout le charme des Grecs dans les fables qu’ils racontaient. Car je ne connaissais aucun de ces mots, et, par de cruelles et terrifiantes punitions, pour que je les connusse, on faisait sur moi une pression violente. Les mots latins non plus, il est vrai, jadis dans ma première enfance, je n’en connaissais aucun; et pourtant j’ai pu les remarquer et les apprendre sans crainte aucune ni tourment, même parmi les caresses de mes nourrices, dans de plaisantes parties de rire, dans la gaieté des jeux. Mais j’ai appris ces mots sans punition accablante de gens qui vous pressent, sous la seule pression de mon cour avide de produire ses concepts; et cela ne serait pas arrivé, si je n’avais pas appris des mots, grâce non pas à des professeurs mais à des interlocuteurs, en produisant moi aussi à leurs oreilles tout ce que je sentais. Cela met bien en lumière l’efficacité plus grande que possède, pour cette étude, une libre curiosité comparée à une contrainte redoutée. Mais les flots de la première sont endigués par la seconde, grâce à tes lois, ô Dieu, à tes lois: depuis les férules des maîtres jusqu’aux épreuves des martyrs, tes lois ont le pouvoir de nous verser un mélange amer et salutaire, qui nous ramène vers toi, en nous écartant des douceurs pestilentielles qui nous ont éloignés de toi.
Prière. Que les lettres soient au service de Dieu.
15. 24. Écoute, Seigneur, ma supplication 70: qu’il n’y ait pas de défaillance pour mon âme 71 sous ta discipline, ni de défaillance pour moi dans la confession que je te fais de tes miséricordes 72, par lesquelles tu m’as arraché de toutes mes voies perverses 73; deviens pour moi une douceur qui dépasse toutes les séductions que je suivais; fais que je t’aime de toutes mes forces, et que j’embrasse ta main de tout mon cour; et arrache-moi de chaque tentation 74 jusqu’à la fin 75. Voici en effet que toi, Seigneur, tu es mon Roi et mon Dieu 76; prends à ton service tout ce que j’ai appris d’utile dans mon enfance; à ton service ce que je dis et j’écris et je lis et je compte puisque, quand j’apprenais des vanités, c’est toi qui me donnais l’art d’apprendre, et que mes complaisances coupables dans ces vanités, tu me les as pardonnées 77. Oui, j’ai appris là beaucoup de mots utiles; mais on peut les apprendre aussi dans des sujets qui ne soient pas vains, et ce serait la voie sûre ou les enfants pourraient marcher.
L’éducation corruptrice.
16. 25. En tout cas, malheur à toi, fleuve de la coutume humaine! Qui te résistera? 78 Quand donc seras-tu à sec? Jusques à quand rouleras-tu les fils d’Eve vers la mer immense et grosse d’épouvante, qu’ont de la peine à traverser ceux qui sont montés sur le bois? Ne m’as-tu pas offert, dans une lecture, un Jupiter tonnant en même temps qu’adultère? Bien sûr, il ne pourrait faire les deux à la fois, mais on le lui a fait faire, pour autoriser de son exemple un adultère réel par l’entremise d’un tonnerre fictif. Or, quel est celui des maîtres à pénule qui peut entendre d’une oreille tranquille, un homme de la même arène1 qu’eux se récrier et dire: «C’était une fiction quo cela pour Homère, de l’humain qu’il prêtait aux dieux; je préférerais qu’il nous prêtât du divin nous » 79. Mais il est plus vrai de dire: c’était une fiction sans doute pour lui, mais qui donnait des hommes corrompus des attributs divins, afin d’empêcher la corruption de passer pour corruption, et afin que si quelqu’un s’y adonnait, il parât imiter non des hommes perdus mais les dieux célestes.
16. 26. Et cependant, ô fleuve infernal, on jette dans tes flots les fils des hommes, en versant des honoraires pour qu’ils apprennent cela! Et c’est une affaire d’importance, quand cela se fait en public, au forum, face aux lois, qui, en plus des honoraires, décernent des salaires. Et tes flots battent tes rochers, et dans ce fracas tu proclames: c’est ici qu’on apprend les mots, ici qu’on acquiert l’éloquence indispensable pour persuader et développer ses pensées. Ainsi donc, nous ne connaîtrions pas ces mots, pluie d’or, giron, duperie, voûtes du ciel, et les autres qui figurent dans ce passage, si Térence n’introduisait un jeune vaurien qui se propose Jupiter comme modèle de stupre, en regardant un tableau peint sur la muraille, une peinture qui représentait comment Jupiter fit jadis tomber, dit-on, dans le giron de Danaé, une pluie d’or pour duper une femme 80? Et voyez comment il s’excite la débauche en se couvrant du magistère céleste: «Mais quel dieu! dit-il, celui qui ébranle les voûtes du ciel de son fracas souverain! Et moi, pauvre petit homme, je n’en ferais pas autant? Mais si! moi, je l’ai fait, et avec plaisir» 81. Non, ce n’est pas du tout, pas du tout dans une turpitude de ce genre, qu’on apprend plus facilement ces mots là, mais c’est grâce à des mots de ce genre que l’on commet avec plus d’assurance cette turpitude-là. Je n’accuse pas les mots, qui sont comme des vases choisis et précieux 82, mais le vin de l’erreur que nous y versaient des docteurs enivrés, et si nous ne buvions pas, on nous battait, et nous n’avions pas le droit d’en appeler à un juge tempérant. Et moi pourtant, mon Dieu, moi qui devant toi maintenant reste sans trouble à ce souvenir, c’est avec plaisir que j’ai appris ces choses et j’en faisais mes délices, pour mon malheur; aussi disait-on de moi: c’est un garçon qui promet!
Le génie inventif d’Augustin.
17. 27. Laisse-moi, mon Dieu, dire aussi quelque chose de mon génie inventif, un don que tu m’as fait, et des extravagances où je le gaspillais. On me proposait en effet une entreprise qui ne pouvait guère laisser mon âme en repos, car il y avait des louanges à gagner, et le déshonneur ou les coups à craindre. C’était de prononcer le discours de Junon irritée et dépitée de ne pouvoir «écarter de l’Italie le roi des Troyens» 83, discours que Junon n’avait jamais prononcé, je le savais. Mais on nous contraignait à suivre dans l’erreur les traces des fictions poétiques, et à dire en prose à peu près ce que le poète avait dit en vers; et on louait davantage le discours de celui qui, tenant compte de la dignité du personnage représenté, faisait éclater avec le plus de vraisemblance les sentiments d’irritation et de dépit, et habillait les pensées de termes appropriés. A quoi me servait d’être ainsi loué, ô vraie Vie 84, mon Dieu? à quoi, d’être applaudi dans ma déclamation plus que tant de condisciples de mon âge? Tout cela n’était-il pas fumée et vent? N’y avait-il donc pas d’autres thèmes pour exercer mon talent et ma langue? Tes louanges, Seigneur, tes louanges à travers tes Écritures auraient servi d’échalas au sarment de mon cour, et il n’eût pas été ballotté à travers les vanités des bagatelles, proie honteuse des oiseaux. Car il n’y a pas seulement une manière de sacrifier aux anges prévaricateurs.
Le beau langage préféré aux bonnes mœurs.
18. 28. Mais quoi d’étonnant si j’étais ainsi emporté dans les vanités, et si je m’éloignais de toi, mon Dieu, pour m’en aller au dehors, quand on sait les hommes que l’on me proposait d’imiter? Avaient-ils fait quelque chose de bien, s’ils employaient un barbarisme ou un solécisme en l’exposant, le blâme reçu les couvrait de confusion; mais s’agissait-il de leurs dévergondages, s’ils se servaient de termes parfaitement corrects et bien agencés pour les raconter avec abondance, avec élégance 85, la louange décernée les gonflait de gloriole! Tu vois cela, Seigneur, et tu gardes le silence, car tu es patient, riche en pitié et véridique 86. Est-ce que tu garderas toujours le silence 87? Dès ici-bas, tu arraches de ce gouffre insondable l’âme qui te cherche et qui a soif de tes délices 88, le courqui te dit: J’ai cherché ta lace; ta face, Seigneur, je la chercherai encore 89. Car, être loin de ta face j, c’est être dans la passion ténébreuse. Ce n’est point, en effet, avec les pieds ou dans des espaces de lieu, que l’on s’en va loin de toi, ou que l’on revient à toi; ou, à coup sûr, celui qui était ton fils cadet n’a cherché ni chevaux 90, ni chars, ni navires, n’a ni volé d’une aile visible ni remué le jarret sur le chemin, pour aller vivre dans un pays lointain et y dissiper en prodigue ce que tu lui avais donné, te montrant à son départ un père tendre par ce don et plus tendre encore à son retour dans le dénuement. Il vivait donc dans une passion luxurieuse: telle est en effet la passion ténébreuse, et c’est cela être loin de ta face.
18. 29. Vois, Seigneur Dieu, et vois avec patience comme toujours, vois l’exactitude que mettent les fils des hommes à observer, lorsqu’il s’agit des lettres et des syllabes, les conventions reçues de ceux qui parlaient avant eux; et celles qu’ils reçoivent de toi, les conventions fixées depuis toujours pour le salut éternel, ils les négligent! C’est au point que si quelqu’un, qui connaît ou enseigne ces vieilles conventions sur les sons, viole une règle de grammaire en n’aspirant pas la première syllabe du mot «hominem » qu’il prononce, il choque plus les hommes que s’il viole tes préceptes en haïssant un homme, tout homme qu’il est. Comme si, vraiment, l’inimitié d’un homme quelconque était plus funeste à éprouver que la haine même qui provoque l’irritation contre lui! Ou comme si on ravageait plus gravement autrui en le persécutant, qu’on ne ravage son propre cœur par cette hostilité! Et certes, la science des lettres n’est pas plus intime dans l’homme que ce qui est écrit dans sa conscience 91, à savoir qu’il fait à autrui ce que lui-même ne voudrait pas subir 92. Que tu es secret, toi qui habites sur les cimes dans le silence 93, ô Dieu qui seul es grand, et dont la loi infatigablement répand de punitives cécités sur les illicites avidités! Ainsi, voici un homme qui brigue une renommée d’éloquence: placé devant l’homme qu’est le juge, entouré d’une multitude d’hommes, il poursuit son ennemi d’une haine sauvage, en prenant les plus vigilantes précautions pour éviter l’erreur de langage qui lui ferait dire: « inter omines » et il ne prend, pour éviter la fureur d’esprit qui le pousse à retrancher un homme d’entre les hommes, aucune précaution!
Péchés du jeune adolescent.
19. 30. Voilà les mœurs au seuil desquelles, enfant, je gisais misérable; et dans cette arène, telle était la lutte: je craignais plus de faire un barbarisme, que je ne prenais garde, si j’en faisais, de jalouser ceux qui n’en faisaient pas. Je dis ces choses et je les confesse devant toi, mon Dieu; elles me valaient les louanges de ceux dont l’approbation était alors pour moi la bonne règle de vie. Je ne voyais pas le gouffre d’ignominie dans lequel j’avais été projeté loin de tes yeux 94. Car enfin dans cette conduite quoi de plus hideux que moi? Je choquais même ces gens-là, en trompant à l’aide d’innombrables mensonges le pédagogue, les maîtres, les parents, par amour du jeu, goût des spectacles frivoles, impatience gamine dc singer. Je faisais aussi des larcins au cellier et à la table de mes parents, soit sous l’empire de la gourmandise, soit pour avoir quelque chose à donner à des garçons qui aimaient sans aucun doute le jeu autant que moi et me vendaient pourtant le leur. Et même dans ce jeu, pour des victoires frauduleuses, vaincu moi-même par un vain désir de primer, souvent je trichais. Or, qu’y avait-il qui fût à mon gré aussi intolérable et sujet à mes acerbes récriminations, quand je prenais quelqu’un sur le fait, que ce que je faisais moi-même aux autres ?Et si, pris sur le fait, j’étais l’objet de récriminations, j’aimais mieux déchaîner ma rage que de céder. Est-ce là innocence d’enfant? Non, Seigneur, non, n’est-ce pas? je te le demande, mon Dieu. De fait, la même chose se passe quand on remplace les pédagogues et les maîtres, les noix et les balles et les passereaux, par les préfets et les rois, l’or et les domaines et les esclaves; oui la même chose absolument, à mesure que se succèdent les étapes plus grandes de la vie, comme aux férules succèdent de plus grands supplices. C’est donc l’humilité symbolisée par la petite taille des enfants, ô notre Roi, que tu as approuvée, quand tu as dit: A leurs semblables appartient le royaume des cieux 95.
Action de grâces pour les dons naturels.
20. 31. Mais malgré cela, Seigneur, je te rendrais, à toi qui es le créateur et le régulateur incomparablement grand et bon de l’Univers, à toi notre Dieu, des actions de grâces 96, même si tu avais voulu que je ne fusse qu’enfant. J’existais en effet dès ce temps-là, je vivais, je sentais, et mon entière sauvegarde, vestige de la très secrète unité d’où j’étais issu, faisait mon souci; j’avais un sens intérieur qui me faisait garder l’intégrité de mes sens, et jusque dans mes petites pensées sur de petits objets, je prenais plaisir à la vérité. De la duperie je me méfiais; ma mémoire se fortifiait; le langage me fournissait ses armes; l’amitié avait pour moi des charmes; je fuyais la douleur, l’abjection, l’ignorance. Qu’y avait-il dans un tel vivant qui ne méritât l’admiration et la louange? Mais toutes ces choses sont des dons de mon Dieu. Ce n’est pas moi qui me les suis données; elles sont bonnes, et toutes ces choses, c’est moi! Il est donc bon Celui qui m’a fait; et lui-même est mon bien, et en son honneur je bondis de joie 97 pour tous les biens qui m’ont permis, dès l’enfance, d’exister. Mon péché venait, en fait, de ce que ce n’était pas en lui, mais dans ses créatures, en moi et dans les autres, que je cherchais voluptés, sublimités, vérités; et je sombrais ainsi dans les douleurs, les confusions, les erreurs. Je te rends grâces, ô ma douceur et mon honneur et ma confiance; mon Dieu, je te rends grâces pour tes dons. Mais c’est toi de me les garder car ainsi tu me garderas, et se développera et se parachèvera ce que tu m’as donné. Et je serai avec toi parce que, si je suis, cela aussi c’est toi qui me l’as donné.
Source : https://www.augustinus.it/francese/confessioni
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