Saint Jean Climaque : L’échelle sainte

PREMIER DEGRÉ
1. Il convient qu’ayant à parler ici à des Serviteurs de Dieu, je commence mon discours par son nom saint et adorable. Ainsi, Dieu, qui est notre roi suprême, a doué du libre arbitre toutes les créatures raisonnables, auxquelles Il a donné l’être et l’existence; néanmoins on doit remarquer qu’elles diffèrent les unes des autres. En effet, les unes ont mérité d’être pour toujours les amis de Dieu; les autres sont ses bons et fidèles serviteurs; les autres ne sont que de mauvais serviteurs; les autres se sont entièrement séparées de Lui; et les autres enfin sont des ennemis déclarés, et quoiqu’elles ne puissent rien contre Lui, elles ne laissent pas de Lui faire une guerre sacrilège.
2. Or, mon Père, malgré mes faibles lumières, je pense que les amis de Dieu sont ces intelligences sublimes et spirituelles qui environnent son trône éternel; que ses véritables et fidèles amis sont ceux qui, avec une grande ardeur et une exactitude parfaite, accomplissent sa très sainte Volonté en toute chose; que ses serviteurs inutiles sont ces personnes qui, ayant été purifiées et sanctifiées par la grâce du baptême, n’ont pas gardé les promesses qu’elles avaient faites, et ont indignement violé l’alliance auguste qu’elles avaient contractée avec Dieu; que ceux qui se sont séparés de Lui, ou qui marchent loin de Lui, sont ou les hérétiques, qui ont corrompu la foi, ou les infidèles qui ne l’ont jamais eue; qu’enfin ses ennemis sont ces gens qui, non seulement se sent soustraits à sa loi, en la transgressant avec insolence, mais suscitent et exercent des cruelles persécutions contre ceux qui servent Dieu avec amour et observent sa sainte loi avec une inviolable, fidélité.
3. Mais, comme il faudrait des livres entiers pour dire tout ce qu’il y aurait à dire sur ces différentes espèces de créatures, et qu’un homme ignorant comme moi serait incapable d’une si grande entreprise, je crois qu’il vaut mieux que, pour obéir aux véritables serviteurs de Dieu, dont la tendre piété me fait violence, et dont le zèle et la bonne volonté me pressent, je me borne et m’arrête aux choses qui peuvent servir à l’édification de leurs âmes; que, quelque incapable que je doive me reconnaître, je prenne la plume de leurs mains, et que, la trempant avec simplicité dans l’humble soumission à leurs voeux prononcés, j’aie lieu, malgré mon impuissance et mon incapacité, d’espérer et de recevoir de mon obéissance quelques grâces et quelques lumières, afin que, traçant sur un papier d’une admirable blancheur les règles d’une vie sainte et pure, je les trace aussi dans leurs coeurs bien préparés et saintement purifiés, que je les écrive sur des cahiers mystérieux et vivants. C’est de cette manière et dans ces dispositions que je vais commencer.
4. Dieu est la vie et le salut de toutes les créatures raisonnables qu’Il a tirées du néant, soit qu’elles croient en Lui, ou qu’elles nient son Existence; soit qu’elles soient justes, ou méchantes; soit qu’elles pratiquent la piété, ou qu’elles se livrent à l’irréligion; soit qu’elles se soient affranchies de leurs passions, ou qu’elles en soient les viles esclaves; soit qu’elles soient entrées dans une communauté religieuse, ou qu’elles demeurent dans le siècle; soit qu’elles aient de la science, ou qu’elles vivent dans les ténèbres de l’ignorance; soit qu’elles jouissent d’une bonne santé, ou qu’elles languissent sur un lit de souffrances; soit qu’elles soient à la fleur de l’âge, ou parvenues à la dernière vieillesse. Or toutes ces personnes, sont destinées à la grâce du salut, et peuvent en jouir, comme elles jouissent de l’effusion de la lumière, de la vue et des bienfaits du soleil, de la variété des saisons, et de toutes les autres choses qui existent et qui sont faites pour elles; car auprès de Dieu « il n’y a pas de favoritisme ». (Rom 2,11).
5. Or j’appelle « impie » celui qui, bien que d’une nature mortelle et ayant reçu l’intelligence; évite et fuit Dieu qui est pourtant sa vie; qui enfin ne s’occupe pas plus de son Créateur que s’il n’existait pas. L’insensé ! il dit dans son coeur : « Il n’y a aucun Dieu ! »(Ps 13.1)
6. J’appelle « méchant » celui qui corrompt et obscurcit la loi de Dieu, en l’interprétant selon son propre esprit, et qui, tout en suivant son opinion erronée, et même quelquefois hérétique, préfère son autorité à celle de Dieu, ses lumières à celles de l’Esprit saint.
7. J’appelle « chrétien » le fidèle qui, selon ses forces, tâche dans ses paroles, dans ses actions et dans toute sa conduite, de marcher sous les étendards de Jésus Christ, et qui, par une foi pure, sincère et ardente, par une vie sainte, et par une charité enflammée, est tout dévoué à la très sainte Trinité.
8. J’appelle « ami de Dieu » celui qui use selon les règles de la justice et de la tempérance, des choses qu’il a reçues de Dieu dans l’ordre de la nature, et qui ne néglige aucune des bonnes oeuvres qu’il peut faire.
9. J’appelle « homme chaste » celui qui, au milieu des tentations, des pièges et des agitations, prend de si sages précautions, qu’il retrace dans sa conduite les moeurs de ceux qui sont hors de tout danger.
10. J’appelle « moine » l’homme qui, dans un corps terrestre et corrompu, tâche, comme s’il était libre de son corps, d’imiter l’état et la vie des intelligences célestes.
11. J’appelle « moine » l’homme qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et dans toutes les choses, suit exactement la loi du Seigneur, et se conforme parfaitement à sa sainte volonté;
12. J’appelle « moine » l’homme qui, faisant violence à la nature, ne cesse de veiller sur ses sens, et dompte ses appétits déréglés.
13. J’appelle « moine » l’homme, qui conserve son corps dans la sainteté, sa langue dans la pureté, et qui orne son esprit des lumières du saint Esprit;
14. J’appelle « moine » l’homme qui, jour et nuit, déteste et pleure ses péchés, et ne perd pas de vue la pensée salutaire de la mort.
15. Et par « renoncement au monde », j’entends la haine qu’on porte à tout ce que les mondains aiment et louent, et l’abandon volontaire des biens caducs et périssables, dans le désir et l’espérance d’obtenir et de posséder les biens surnaturels.
16. Trois principaux motifs engagent à faire généreusement et promptement le sacrifice des commodités et des plaisirs de la vie présente : un violent désir de mériter le royaume des cieux; un repentir amer et sincère des fautes énormes et nombreuses qu’on a commises, et un ardent amour pour Dieu. Or, nous pouvons assurer qu’une personne qui a renoncé au monde sans avoir aucun des trois motifs dont nous venons de parler, l’a fait sans prudence et sans réflexion; mais Dieu, qui est la Bonté même et le souverain rémunérateur de ceux qui agissent et combattent pour sa gloire, fait moins attention aux motifs qui d’abord nous ont fait entrer dans la carrière de la vertu, qu’au terme où nous arrivons enfin.
17. Ainsi, que celui qui entre dans la vie religieuse dans l’intention de pleurer et de gémir sur ses péchés imite les personnes qui sortent des villes pour aller s’asseoir et pleurer sur le tombeau de leurs proches. Qu’il ne laisse jamais tarir la source de ses larmes amères, ni affaiblir la ferveur de son repentir, et qu’il arrache sans cesse à son coeur déchiré de longs gémissements et de profonds soupirs, afin de mériter de voir Jésus Christ venir vers lui pour ôter de dessus son coeur la funeste pierre de l’endurcissement, et d’entendre ce divin Sauveur commander à ses anges de le délivrer des liens qui le retenaient sous l’esclavage de Satan; pour qu’affranchi des troubles et des reproches d’une conscience justement alarmée, il parvienne à cette paix précieuse de l’âme qui donne le vrai bonheur. Hélas ! s’il agit autrement, quels avantages retirera-t-il de son renoncement au monde ?
18. Mais remarquons ici que si, réellement, nous voulons sortir de l’Égypte et nous délivrer de la servitude de Pharaon, nous avons, ainsi que le peuple Juif, besoin d’un Moïse qui soit notre médiateur auprès de Dieu, qui étende avec ferveur des mains suppliantes vers le ciel, pendant que nous serons au combat, pour nous obtenir les forces et le courage dont nous avons besoin, et qui nous conduise de telle sorte que nous puissions heureusement traverser la mer Rouge de nos péchés, et mettre en fuite l’Amalec de nos passions tyranniques(Ex 14.15-22; Ex 17.8-13). C’est pourquoi ils ont été dans une illusion bien déplorable et bien funeste, ceux qui, pleins de confiance en leurs propres lumières, ont cru qu’ils n’avaient pas besoin de conducteur pour leur montrer le chemin de la vie spirituelle, et pour les y conduire.
19. Les enfants de Jacob eurent Moise pour les faire sortir de la terre d’Égypte; la famille de Loth eut un ange pour sortir de Sodome. Ceux qui sortirent de l’Égypte nous représentent les pécheurs qui, pour guérir leurs âmes, et les purifier de leurs péchés, ont besoin des soins et des lumières des médecins spirituels. Ceux qui s’enfuirent de Sodome, sont la figure des personnes qui désirent se voir délivrées des penchants de leur misérable corps; c’est pourquoi elles ont besoin d’un ange pour les secourir, ou du moins d’un homme qui, pour m’exprimer ainsi, ne soit pas inférieur à un ange; car d’après la grandeur et la corruption des plaies qu’elles ont réelles, il leur faut un chirurgien et un médecin doués l’un et l’autre d’une science et d’une expérience peu communes.
20. Eh certes ! ne sommes-nous pas forcés d’avouer que ceux qui, avec un corps de péché, ont résolu de monter jusqu’au ciel, sont obligés de se faire la plus grande violence et les plus grands efforts, et de se dévouer généreusement à la mortification la plus austère et aux travaux les plus pénibles, surtout au commencement de leur conversion, jusqu’à ce que l’amour des plaisirs auxquels ils étaient accoutumés, que la paresse dans laquelle ils languissaient, et que l’insensibilité de leur coeur pour la vertu, se changent, par une pénitence proportionnée, en un ardent amour pour Dieu et pour les bonnes oeuvres, et en une sainteté parfaite.
21. Oui, je le répète, ils doivent endurer bien des travaux, dévorer bien des afflictions, principalement ceux qui ont eu le malheur de vivre sans penser aucunement à leur salut, s’ils veulent que leur coeur, après n’avoir eu que trop de ressemblance avec les chiens, qui ne se plaisent qu’à manger et à japer, puisse parvenir à la simplicité, à la douceur, à la patience, au zèle, à la ferveur, à la tempérance, à la pureté, et à l’amour du salut éternel. Cependant, aussi dépendants que nous soyons à nos penchants, aussi graves que soient les maladies de notre âme, gardons-nous bien de perdre courage; mettons, au contraire, en Dieu une confiance pleine et entière. Ainsi, alors même que nous nous sentons faibles, soutenus par la fermeté d’une foi inébranlable, présentons-nous devant le Christ, et, avec une grande simplicité et une profonde humilité, exposons-lui notre faiblesse et nos misères, l’abattement de notre âme et de notre corps; et, tout indignes que nous en soyons, il nous tendra la Main avec bonté, et nous prendra sous sa puissante Protection avec une tendre charité.
22. Que tous ceux qui veulent entrer dans cette carrière qui est belle, mais incommode, qui est rude et étroite, mais adoucie et élargie par la grâce de Dieu, se précipitent avec courage au milieu des flammes des mortifications et des travaux spirituels, si du moins c’est l’amour de Dieu qui les enflamme et qui les anime. Mais que chacun s’éprouve soi-même auparavant, et qu’ensuite seulement il mange le pain salutaire de la vie religieuse avec les laitues amères, qu’il boive ce breuvage mêlé avec ses larmes; et qu’il prenne bien garde que ce ne soit pas pour sa condamnation qu’il s’engage dans cette milice sainte. Il est aisé de voir pour quelles raisons tout ceux qui sont baptisés, ne parviennent pas au salut; je ne le dirai donc pas.
23. Vouloir sérieusement et efficacement servir Dieu dans la vie religieuse, c’est dire adieu à tout, mépriser tout, rejeter tout, et fouler tout aux pieds. C’est là le seul fondement solide de l’édifice spirituel. Et ce fondement ne sera solide, que dans la mesure où l’édifice qu’on élèvera dessus, sera soutenu par ces trois colonnes : l’innocence, la mortification, et la tempérance. C’est par la pratique de ces trois vertus que doivent commencer tous ceux qui deviennent enfants dans le Christ; et les enfants sont ici leurs modèles : on ne remarque en eux ni méchanceté, ni malice, ni duplicité; ils ne se jettent pas sur les mets avec une avidité insatiable; dans leurs corps innocents la concupiscence ne fait pas sentir ses coupables ardeurs, et ce n’est qu’on croissant en âge et en ne se modérant plus autant dans le boire et le manger, qu’ils deviennent sujets aux mouvements déréglés du corps.
24. Un athlète qui, sans force et sans courage, entre dans l’arène, s’attire le mépris et l’aversion des spectateurs, et s’expose à une défaite éminente; aussi tout le monde juge que sa perte est certaine. Il nous est donc très important et très nécessaire de commencer notre carrière religieuse avec courage, zèle et ferveur, quand même il devrait nous arriver dans la suite de nous relâcher un peu. En effet une âme qui s’est vue dans un temps remplie de courage et d’ardeur, et qui se voit, après, tiède et languissante, trouve dans cette comparaison un véritable aiguillon qui l’excite. C’est ainsi que plusieurs se sont animés et réchauffés dans la piété.
25. Mais toutes les fois qu’une âme vient à se manquer à elle-même, et qu’elle aperçoit qu’elle n’a plus la sainte ferveur de la dévotion, elle doit se hâter d’en rechercher et d’en trouver la misérable cause, et faire tous ses efforts pour la détruire; elle doit être bien convaincue que le moyen de se rétablir dans la ferveur, c’est de la faire rentrer par la porte dont elle s’est servie pour la chasser.
26. Il me semble qu’on peut très exactement comparer un homme qui n’obéit que par un motif de crainte, aux parfums qu’on fait brûler: ils répandent d’abord une odeur agréable, mais ensuite on ne trouve plus qu’une fumée fatigante; que celui qui se soumet par le motif d’une récompense, est semblable à une meule de moulin, qui ne tourne que d’une seule façon; mais que ceux qui, par affection et par amour pour Dieu, abandonnent le monde pour embrasser les voies étroites d’une vie religieuse, se trouvent tout-à-coup embrasés du feu sacré de la charité; et comme la fureur et l’activité du feu naturel augmentent à mesure qu’il s’étend dans une forêt où il a pris; de même, à mesure que la flamme du divin amour s’étend dans leurs coeurs, elle y produit un heureux incendie.
27. Mais faites attention que trois sortes d’ouvriers travaillent à élever l’édifice spirituel de leur salut : les uns y travaillent en employant des briques, après avoir employé des pierres pour jeter les fondements; les autres bâtissent sur des colonnes qu’ils ont dressées sur la terre; d’autres enfin étant entrés dans le lieu où ils doivent travailler, se mettent à courir avec une étonnante impétuosité, et, une fois échauffés, ils ne se sentent et ne se possèdent plus. Que celui, qui aura de l’intelligence, comprenne le sens de ce discours allégorique.
28. Or comme c’est Dieu qui est notre roi suprême, qui nous appelle à son service, courons de toutes nos forces pour nous rendre à son appel, de peur qu’ayant fort peu de temps à vivre, nous ne nous trouvions, à notre dernière heure, misérables et privés des mérites des bonnes oeuvres; et que nous ne périssions par les horreurs de la faim. Semblables aux soldats qui s’étudient à se rendre agréables à leur général, ne négligeons rien pour nous rendre agréables à Dieu; car il nous demande qu’après nous être enrôlés sous ses étendards, nous le servions avec ferveur et fidélité.
29. J’ai honte de le dire, craignons au moins le Seigneur, comme nous craignons certains animaux: car j’ai vu des scélérats, sur qui la crainte de Dieu n’avait aucun empire, et qui, étant partis pour aller commettre des vols, se sont arrêtés, et sont revenus sans oser consommer leur crime, parce qu’ils ont entendu aboyer des chiens dans le lieu où les conduisait leur méchanceté. Ainsi ce que la crainte de Dieu n’avait pu faire dans eux, la crainte de ces chiens les y a forcés.
30. Aimons Dieu de la même manière que nous avons coutume de chérir nos amis : hélas ! j’en ai vu un grand nombre qui, ayant eu le malheur de L’offenser, n’en éprouvaient aucune peine, et qui, ayant fatigué leurs amis, en étaient désolés, employaient mille moyens et mille adresses, pour exprimer le regret qu’ils en avaient, ne craignaient ni humiliations ni sacrifices pour les apaiser, et soit par eux-mêmes, soit par leurs amis, faisaient offrir de grandes et pénibles satisfactions pour obtenir une réconciliation, enfin ajoutaient à tous ces moyens de riches présents, afin de pouvoir rentrer dans leur ancienne amitié.
31. Ce n’est qu’avec beaucoup de peine et d’efforts, qu’au commencement de notre conversion nous pouvons pratiquer la vertu; mais aussitôt que nous y avons fait quelques progrès, nous avançons presque sans aucune difficulté; et, lorsque nous avons le bonheur de nous être rendus les maîtres des sens de notre corps, de les soumettre entièrement à la conscience, oh ! alors ce n’est plus qu’avec ardeur, joie, plaisir et allégresse, que nous nous livrons à la pratique des bonnes oeuvres; nous sommes tout embrasés du feu sacré de la charité.
32. Ainsi nous devons donner autant de louanges à ceux qui, dès le principe de leur consécration à Dieu, font tous leurs efforts pour accomplir exactement et avec joie la loi sainte du Seigneur, qu’on doit donner, de blâme à ceux qui, après avoir passé des années entières au service de Dieu, ne pratiquent la vertu qu’avec peine et répugnance.
33. Mais ne craignons et ne condamnons pas les personnes qui se sont données à Dieu par quelques accidents fâcheux qui les y ont comme forcées; car j’en ai vu qui, tandis qu’elles faisaient tous leurs efforts pour ne pas rencontrer Jésus Christ leur Roi suprême, l’ont trouvé contre leur volonté, se sont enrôlées, comme malgré elles, sous ses adorables étendards, sont enfin entrées dans son palais et se sont assises à sa table. J’ai encore vu la semence de la grâce, tombée, pour ainsi dire, sans dessein et par hasard, dans les coeurs, y produire une moisson abondante d’excellentes vertus. Ce fut ainsi qu’une personne, que j’ai connue, n’étant allée dans une école de médecine spirituelle que pour une affaire bien étrangère à sa conscience, tomba heureusement entre les mains d’un médecin qui sut si bien la prendre, qui lui parla avec une bienveillance si affectueuse, qu’elle se convertit et ouvrit enfin les yeux à la lumière. Il arrive donc, dans plusieurs, qu’une conversion qui semblait n’être arrivée que par hasard, devient plus solide et plus constante qu’une autre qui était arrivée de propos délibéré.
34. Que personne, en considérant l’énormité et le nombre de ses fautes, n’y trouve une raison ou un prétexte pour se croire incapable de se convertir et d’embrasser la vie religieuse; car il serait bien à craindre qu’il ne s’en jugeât indigne que parce qu’il ne veut pas renoncer aux plaisirs dont il jouit, ni sortir de la paresse qui le retient captif, et qu’on ne pût lui appliquer ces paroles : « Ils cherchent des excuses à leurs péchés (Ps 140,4). » Eh ? mon Dieu, n’est-ce pas lorsqu’il y a beaucoup de pus et de corruption dans un ulcère, qu’il est nécessaire d’avoir un médecin habile et expérimenté, et notre divin Sauveur ne nous dit-il pas Lui-même que « ce ne sont pas les biens portants, qui ont besoin de médecin (Mt 9) » ?
35. Lorsqu’un grand roi, voulant entreprendre une expédition importante, nous fait appeler auprès de sa personne, et nous déclare qu’il veut se servir de nous, ah ! nous obéissons avec empressement, nous n’usons d’aucun délai, nous n’alléguons aucun prétexte; mais, abandonnant tout, nous nous hâtons de nous présenter devant lui pour recevoir et exécuter ses ordres. Or est-ce avec le même zèle et la même diligence que nous répondons à la voix du Roi des rois, du Seigneur des seigneurs et du Dieu des dieux, qui nous appelle et veut nous enrôler sous les étendards de sa milice céleste, en nous faisant entrer dans les voies de la vie religieuse ? N’est-il pas à craindre que notre paresse et notre négligence à répondre à son appel ne nous mettent sans excuse et sans défense, lorsqu’il nous citera à comparaître devant son redoutable tribunal ?
36. Nous ne pouvons pas nier que celui qui, par les soins et les embarras d’une vie mondaine, se trouve comme lié par des chaînes de fer, n’est pas capable de marcher facilement dans les voies du salut, et s’il y marche, ce n’est qu’avec une extrême difficulté. Hélas ! il ne ressemble que trop à ces malheureux qu’on a chargés de fer, ou aux pieds de qui on a mis des entraves pesantes : à chaque instant, en voulant marcher, ils font des chutes, et se blessent cruellement. C’est pourquoi je compare celui qui, n’étant pas marié, n’est attaché à la vie séculière que par le soin de ses affaires temporelles, à ceux qui n’ont que des menottes aux mains, car s’il le veut, il peut embrasser la vie religieuse et celui qui est marié, je le compare à une personne qui a les pieds et les mains chargés de chaînes.
37. Un jour, j’ai rencontré des gens qui vivaient assez dans l’oubli de leur salut; ils me tinrent cependant ce langage : « Comment nous serait-il possible de penser à la vie religieuse et solitaire, nous qui sommes obligés de vivre avec nos femmes, et qui sommes accablés sous le poids de nos affaires temporelles ? » Je me contentai de leur répondre : « Ne manquez pas de faire exactement toutes les bonnes oeuvres que vous pourrez; fuyez le mensonge avec horreur; que l’orgueil ne vous fasse mépriser personne; n’ayez de haine contre personne; assistez régulièrement aux offices de l’église; soyez charitables et bienfaisants pour les pauvres, ne scandalisez jamais vos frères; respectez la femme de votre prochain, et que chacun de vous se contente de la sienne : si vous agissez, et que vous viviez ainsi, vous ne serez pas loin du royaume des cieux. »
38. Courons avec une joie mêlée de crainte au combat remarquable auquel Dieu nous appelle. C’est aux démons que nous devons faire la guerre; ne les redoutons pas, car, quoique nous ne puissions pas les voir, ils nous connaissent et ils pénètrent dans le fond de notre âme; mais s’ils la voient troublée et craintive, ne nous croiront-ils pas vaincus ? ne se précipiteront-ils pas sur nous avec un acharnement terrible, afin de nous rendre leurs misérables esclaves ? Or, puisque nous connaissons leurs ruses, armons-nous donc contre eux avec courage; car on hésite d’en venir aux mains, quand on voit une armée qui ne compte que des soldats vaillants et courageux, et qui brûle de se mesurer avec l’ennemi.
39. D’ailleurs Dieu, dans sa Sagesse et sa Bonté infinies, prend un soin particulier de ceux qui ne font que de s’engager à son service : Il adoucit Lui-même leurs peines et leurs travaux, afin que le premier choc et le premier assaut qu’ils ont à soutenir, ne soient pas trop violents et ne les portent pas à rentrer dans le siècle. Généreux serviteurs de Dieu, cette assurance ne doit-elle pas vous remplir de joie et d’allégresse ? ne trouvez-vous pas, dans cette conduite admirable du Seigneur une preuve incontestable de son affection et de sa tendresse pour vous, et un témoignage assuré que c’est Lui qui vous a fait entrer dans ce genre de vie ?
40. Cependant on a observé que souvent, lorsque Dieu trouve des coeurs forts et généreux, Il a coutume de les livrer, dès le commencement même de leur conversion, à des combats rudes et violents; mais c’est afin de pouvoir leur accorder de suite la couronne et la récompense d’une vie heureuse et pleine de mérites.
41. Mais aussi, par une providence toute paternelle, il arrive que Dieu cache et voile par rapport à ceux qui sont encore dans le monde, les peines et les difficultés qu’on rencontre dans la vie religieuse, et ne leur laisse entrevoir que les moyens faciles de s’y sanctifier; car il sait que, si l’on connaissait tous les travaux pénibles qu’il faut soutenir, il n’y aurait peut-être personne qui osât s’y engager.
42. Consacrez donc au Christ la fleur de votre jeunesse, et travaillez à sa Gloire avec un zèle ardent; et, dans un âge avancé, le souvenir de vos bonnes oeuvres vous inondera d’une délicieuse allégresse, car ce qu’on a ramassé et recueilli dans la jeunesse, nourrit et console dans les faiblesses et les langueurs de la vieillesse. Tandis donc que nous sommes pleins de force et de santé, travaillons avec une noble ardeur, et parcourons la carrière religieuse avec sagesse et prudence; car la mort est incertaine, et nous avons affaire à des ennemis méchants, cruels, puissants, vigilants, incorporels, invisibles, et toujours armés de torches enflammées pour réduire en cendres les temples vivants du Seigneur.
43. Que les jeunes gens surtout prennent bien garde d’écouter la voix de ces esprits jaloux et rusés; car ils leur suggéreront sans cesse de ne pas mater leurs chairs par tant de rigueurs, afin d’éviter des maladies et des infirmités qu’ils s’attireraient. « Mais trouvera-t-on jamais, et surtout dans le siècle où nous vivons, trouvera-t-on des gens qui, par des mortifications immodérées, aient triomphé de leur propre corps, et donné la mort à leurs passions, en se privant des choses nécessaires ? N’est-il pas suffisant de s’abstenir de l’intempérance, et de s’interdire les mets délicats ? » Tel est le langage insidieux des démons. Mais n’est-il pas évident que le dessein du démon, en nous parlant de la sorte, est de nous décourager et de nous rendre timides, lâches et négligents dès notre entrée au service de Dieu, afin que nous soyons aussi pauvres et misérables à la fin de notre carrière qu’au commencement ?
44. Avant tout, il est d’une extrême importance pour ceux qui veulent servir Dieu avec ardeur et fidélité, de chercher et de trouver, soit par la prudence et la sagesse de quelques pères expérimentés, soit par les lumières et le témoignage de leur propre conscience, les lieux, le genre de vie, la demeure ou la maison, et les exercices qui leur seront les plus propres et les plus convenables; car je crois que ceux qui aiment les délices, ne sont pas faits pour vivre dans une communauté, et que ceux qui sont d’une humeur irascible ne doivent pas embrasser la vie solitaire. Chacun doit donc examiner devant Dieu le genre de vie qui lui convient le mieux.
45. Or je pense que toutes les formes différentes de la vie religieuse se réduisent aux trois suivantes : la première, de vivre dans une solitude parfaite; la deuxième, de vivre dans le désert, mais avec un ou deux autres moines; la troisième, de vivre en communauté. Mais en tout il faut observer cet avis que nous donne Salomon : « N’allez, dit-il, ni à droite ni à gauche » (Prov 4,27) : suivez avec persévérance le chemin royal de Jésus Christ. La seconde espèce de vie religieuse semblerait cependant convenir à un grand nombre; le même Salomon nous dit encore : « Malheur à celui qui est seul, parce que, « S’il vient à tomber, il n’a personne pour lui aider à se relever. » (Ec 4,10). Que deviendrait donc le moine qui, étant seul, aurait le malheur de se laisser aller à l’ennui, ou au sommeil, ou à la paresse, ou au désespoir ? Il sera donc bon de se rappeler ces belles paroles de notre Seigneur : « Quand deux ou trois sont assemblées en mon Nom, Je me trouve au milieu d’eux. » (Mt 18,20).
46. Quel est donc le moine fidèle et prudent ? Je réponds sans hésiter que c’est celui qui a conservé avec persévérance la ferveur de son entrée en religion, et qui, jusqu’à la fin de sa carrière, n’a cessé d’ajouter flamme sur flamme, ferveur sur ferveur, précautions sur précautions, et désir sur désir. Ô vous donc, qui êtes monté sur ce premier degré, ne regardez pas en arrière.

Source : http://www.livres-mystiques.com/partieTEXTES/Climaque/Echelle/climaque.htm#1

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