LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN (Livre II)

LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou
LIVRE SECOND

LA SEIZIÈME ANNÉE

Introduction.

1. 1. Je veux rappeler à mon cœur les hideurs de son passé et les charnelles corruptions de mon âme; non pas que je les aime, mais afin que je t’aime, toi, mon Dieu. C’est par amour de ton amour que je le fais; je repasse mes voies d’iniquité dans l’amertume de mon ressouvenir afin que tu me deviennes doux, ô douceur qui ne trompe pas, ô douceur de bonheur et de sécurité, toi qui me rassembles de la dispersion, où sans fruit je me suis éparpillé, quand je me suis détourné de toi, l’Unique, pour me perdre dans le multiple. Car j’ai brûlé, un temps, de m’assouvir aux choses d’en bas, pendant l’adolescence, et n’ai pas craint de pousser en végétations d’amours sombres et divers; et ma beauté s’est flétrie 1, et je me suis décomposé devant tes yeux, me plaisant à moi-même et cherchant à plaire aux yeux des hommes 2.

I. Les amours frivoles

Désordres de l’amour au temps de la puberté.

2. 2. Et quel était mon plaisir, sinon d’aimer et d’être aimé? Mais je ne me tenais pas dans la mesure d’un échange d’âme à âme, juste là où se trouve le sentier lumineux de l’amitié. Au contraire, des buées s’exhalaient du fond limoneux de la concupiscence charnelle, et des bouillonnements de la puberté; elles couvraient de nuages et offusquaient mon cœur, au point qu’il ne distinguait plus la clarté de l’affection, du brouillard de la sensualité. L’une et l’autre, confondues, fermentaient elles emportaient ma jeunesse sans appui, par les sentiers abrupts des convoitises, et la précipitaient au gouffre des vices. Ta colère s’était renforcée au-dessus de moi, et je ne le savais pas. J’étais devenu sourd à cause du grincement que faisait la chaîne de ma mortalité, expiant ainsi l’orgueil de mon âme; et je m’en allais plus loin de toi, et tu laissais faire; ballotté, dispersé, je me dissolvais, je bouillonnais à travers mes fornications, et tu te taisais 3. O ma joie lente à venir! Tu te taisais alors, et moi je m’en allais loin, loin de toi, vers encore et encore d’autres stériles semailles de douleurs, dans une orgueilleuse abjection et une inquiète lassitude.

2. 3. Qui eût harmonieusement réglé ma misère, et tourné à bon usage les fugaces beautés des créatures les plus basses, et fixé des bornes à leurs charmes, pour qu’au rivage conjugal vinssent expirer les flots bouillonnants de ma jeunesse? Qui l’eût fait, si ces flots ne pouvaient trouver d’apaisement dans la recherche de leur fin, la procréation des enfants, comme le prescrit ta Loi 4, ô Seigneur, qui façonnes même notre race de mort, et peux poser sur elle la douceur de ta main pour émousser les épines que ton paradis 5 ne connaissait pas? Car ta toute-puissance n’est pas loin de nous, même quand nous sommes loin de toi. Ah! du moins, si j’avais pu prêter l’oreille avec plus de vigilance à la voix de tes nuées: Mais ils éprouveront la tribulation de la chair dans cet état, tandis que moi, je vous épargne!  6et: Il est avantageux pour l’homme de ne pas toucher à la femme 7et Celui qui est sans épouse pense aux choses de Dieu, à la manière de plaire à Dieu mais celui qui est dans l’union matrimoniale pense aux choses du monde, à la manière de plaire à son épouse 8Ah! si, à ces voix, j’avais prêté une oreille plus vigilante, et, devenu eunuque pour le royaume des cieux 9si j’avais, pour mon plus grand bonheur, attendu tes embrassements.

2. 4. Mais je me suis mis à bouillonner, malheureux, en me laissant emporter par la fougue de mon propre courant, après t’avoir abandonné; je suis sorti de toutes tes lois, et je n’ai pas échappé à tes verges – qui le pourrait, il est vrai, parmi les mortels? – Oui, toi tu étais toujours là, miséricordieux dans tes rigueurs, saupoudrant d’amertume et de dégoût toutes mes joies illicites; tu voulais ainsi me faire rechercher la joie sans dégoût, et, là où j’aurais pu l’atteindre, ne me faire trouver rien d’autre que toi, Seigneur, que toi qui ériges la douleur en enseignement 10frappes pour guériret nous tues pour que nous ne mourions pas loin de toi 11. Ou étais-je? Que j’étais loin, dans mon exil, des délices de ta maison 12, en cette seizième année de l’âge de ma chair, lorsque, prenant sur moi une royauté à laquelle je me livrai tout entier, la folie sensuelle me saisit, elle qui a toute licence d’après l’infamie humaine, mais qui est illicite d’après tes lois Les miens n’eurent pas souci de me soustraire à cette ruée dans les passions, par le mariage; ils n’eurent qu’un souci, me faire apprendre l’art de parler le mieux possible et de persuader par un discours.

Interruption des études. Dangereux loisirs.

3. 5. De plus, cette année-là, mes études étaient interrompues; on m’avait rappelé de Madaure, cette ville voisine où j’avais fait mon premier séjour hors de chez moi pour me former aux lettres et à l’art oratoire; et pendant ce temps, pour payer un séjour plus lointain, à Carthage, des fonds se préparaient; mon père y apportait plus de cœur que de moyens, étant un citoyen de Thagaste très modeste. Je raconte cela, mais à qui? Ce n’est pas à toi, mon Dieu; mais devant toi je le raconte à ma race, à la race humaine, si petite que puisse être la portion de ceux qui tomberont sur cet écrit. Et pourquoi le faire? Évidemment, pour que moi, et mon lecteur éventuel, nous considérions de quelle profondeur il faut crier vers toi 13. Et quoi de plus proche que tes oreilles, pour un cœur qui te confesse et qui vit par la foi 14? Qui donc alors ne portait aux nues mon père, en louant un homme d’aller au-delà des possibilités de son patrimoine afin de payer à son fils, même pour un lointain séjour d’études, toutes les dépenses nécessaires? Car beaucoup de ses concitoyens, bien plus riches que lui, ne se donnaient pas tant de mal pour leurs enfants. Et entre temps, ce même père ne prenait pas la peine de se demander de quelle manière je grandissais devant toi, quelle était ma chasteté, pourvu que je fusse disert, ou plutôt un désert sans culture, sans la tienne, ô Dieu, qui seul es le véritable et le bon maître de ton champ 15, de mon cour.

3. 6. Mais en cette seizième année, un intervalle de loisir, imposé par la gêne de ma famille, me rendit libre de toute leçon, et je me mis à vivre avec mes parents; alors les ronces de la sensualité s’élevèrent au-dessus de ma tête, et il n’y avait aucune main pour les arracher. Bien plus, dès que ce père m’aperçut aux bains dans ma virilité naissante et dans mon vêtement d’inquiète adolescence, comme si déjà la perspective d’avoir des petits-fils le transportait, tout joyeux il l’annonça à ma mère: il était joyeux de cette ivresse dans laquelle ce monde t’a oublié, toi, son créateur, pour aimer ta créature au lieu de toi 16; il était ivre du vin invisible de sa volonté perverse, portée aux choses d’en bas! Mais dans le cœur de ma mère, déjà tu avais commencé ton temple et l’ébauche de ta sainte habitation 17, tandis que lui était encore catéchumène, et cela depuis peu. Aussi tressaillit-elle d’un pieux frémissement et d’une sainte frayeur 18; et quoique je ne fusse pas encore entré dans la foi, elle redouta néanmoins pour moi les voies tortueuses, dans lesquelles s’avancent ceux qui te présentent le dos et non la face 19.

3. 7. Malheureux que j’étais! et j’ose dire que tu te taisais, mon Dieu, quand je m’en allais plus loin de toi! Est-ce ainsi que tu te taisais alors pour moi? Et de qui donc étaient-elles, sinon de toi, les paroles que par ma mère, ta servante fidèle, tu fis sonner à mes oreilles? Mais rien ne m’en descendit au cour, pour passer dans mes actes. Car ce qu’elle voulait, elle, et je garde en secret le souvenir de l’avertissement qu’elle me donna avec une immense sollicitude, c’était que je ne commisse point de fornication, et surtout pas d’adultère avec l’épouse de quiconque. Avertissement de femme, me semblait-il; en tenir compte m’eût fait rougir. Or c’était le tien, et je ne savais pas; je croyais que tu te taisais, et que c’était elle qui parlait, alors que par elle tu me parlais 20; et en elle je te méprisais moi, moi, son fils, le fils de ta servante 21ton serviteur. Mais je ne savais pas, et j’allais tête baissée avec un tel aveuglement que, parmi les camarades de mon âge, j’avais honte d’être moins déshonoré, quand je les entendais se vanter de leurs dévergondages et se pavaner d’autant plus qu’ils étaient plus débauchés; et il y avait du plaisir à agir non seulement pour le plaisir de l’acte, mais aussi par gloriole. Qu’est-ce qui mérite le blâme, sinon le vice? Et moi, pour éviter le blâme, je me rendais plus vicieux, et quand il n’y avait là-dessous aucun acte commis qui m’eût égalé aux dépravés, je feignais d’avoir fait ce que je n’avais pas fait, pour n’être pas jugé d’autant plus méprisable que j’étais plus innocent, et tenu pour d’autant plus vil que j’étais plus chaste.

Mauvaises compagnies.

3. 8. Voilà les compagnons avec lesquels je battais le pavé des larges rues de Babylone, et je m’y roulais avec eux dans la fange, comme dans du cinname ou des parfums précieux 22; et, pour me tenir plus fortement collé au ventre de cette Babylone, l’invisible ennemi me piétinait  23et me séduisait, parce que j’étais facile à séduire. Car elle n’eut pas, même celle qui déjà s’était échappée du milieu de Babylone 24mais allait s’attardant encore dans le reste de la ville, la mère de ma chair qui m’avait recommandé la pudeur, elle n’eut pas de même le souci 25, après ce qu’elle avait appris sur moi de son mari et qu’elle sentait virulent déjà et dangereux pour l’avenir, de contenir cela dans les limites de l’affection conjugale, si on ne pouvait pas le couper jusqu’au vif. Elle n’eut pas un tel souci, parce qu’il était à craindre que les espérances fondées sur moi ne fussent entravées par l’entrave d’une épouse; non pas les espérances qu’avait en toi ma mère touchant le siècle futur, mais les espérances placées par mes parentsdans les lettres: ils voulaient trop me les faire apprendre l’un et l’autre, lui parce qu’il avait sur toi des idées à peu près nulles et sur moi des projets de vanité, elle parce qu’elle pensait que, loin de subir quelque dommage, j’aurais même quelque avantage pour parvenir jusqu’à toi, à m’appliquer à cette culture traditionnelle. Voilà du moins ce que je conjecture, en me rappelant comme je peux le caractère de mes parents. De plus, on me lâchait les rênes pour le jeu, par un excès de modération dans la sévérité, qui conduisait à un débridement de passions diverses, et dans toutes il y avait un brouillard qui bouchait pour moi, mon Dieu, la vue de ta sereine vérité; et l’iniquité me sortait pour ainsi dire de la peau 26.

II. Le vol des poires

Récit du fait.

4. 9. Le vol assurément est puni par ta loi, Seigneur, et par la loi qui est écrite dans le cour de l’homme 27 et que l’iniquité elle-même n’efface pas. Car y va-t-il un voleur qui supporte de sang-froid son propre voleur? Non, même si l’un est dans l’abondance, et l’autre poussé par l’indigence. Eh bien! moi, j’ai voulu faire im vol, et je l’ai fait; aucun dénuement ne m’y poussait, sinon le fait que j’étais dépourvu et dégoûté de justice, et engraissé d’iniquité. Car j’ai volé ce dont j’avais une provision, et de bien meilleure qualité; et je voulais jouir, non pas de l’objet que je recherchais par le vol, mais du vol lui-même et du péché. Il y avait, à proximité de notre vigne, un poirier chargé de fruits que ni leur beauté ni leur goût ne rendaient alléchants. Pour secouer cet arbre et le piller, notre bande de jeunes garnements organisa une expédition en pleine nuit – car, selon une lamentable habitude, nous avions prolongé jusque-là notre jeu dans les carrefours – et nous avons emporté de là une énorme charge de fruits; ce n’était pas pour nous en régaler, mais seulement pour les jeter aux pores; et même si nous en avons mangé quelques-uns, l’essentiel était pour nous le plaisir attendu d’un acte défendu. Voilà mon cour, ô Dieu, voilà mon cœur que tu as pris en pitié au fond de son abîme. Qu’il te dise maintenant, mon cœur que voilà, ce qu’il y cherchait pour que je fusse gratuitement mauvais, et qu’il n’y eût pas d’autre mobile à ma malice que la malice même! Elle était horrible, et je l’ai aimée; j’ai aimé ma perte, j’ai aimé ma déchéance; ce n’est pas ce que je poursuivais dans ma déchéance, mais ma déchéance même que j’ai aimée, me lamentable qui m’évadais de ta forteresse pour courir à la ruine 28, puisque je convoitais non pas une chose par infamie, mais l’infamie.

La motivation des actions mauvaises.

5. 10. C’est un fait qu’il y a un aspect attrayant dans les beaux objets, comme l’or, l’argent et le reste; et s’il s’agit du toucher, la convenance de l’objet à la chair compte par-dessus tout; et les autres sens trouvent chacun dans les objets corporels une accommodation appropriée; l’honneur temporel et le pouvoir de commandement et de domination ont aussi leur éclat, d’où découle également l’ardent désir de revendication. Pourtant dans l’acquisition de tout cela, on ne doit pas sortir et s’éloigner de toi, Seigneur, ni dévier de ta loi. La vie aussi, celle que nous vivons en ce monde, possède ses attraits parce qu’elle a, dans une certaine mesure, son éclat, et s’harmonise avec toutes ces beautés d’en bas. L’amitié humaine également est un nœud doux et cher, à cause de l’unité qu’elle réalise entre plusieurs âmes. C’est pour tous ces objets et d’autres semblables que l’on commet le péché, quand, par suite d’une inclination immodérée vers ces biens qui sont pourtant les derniers, on abandonne des biens meilleurs et supérieurs: toi, Seigneur, notre Dieu, et ta vérité et ta loi 29. Ces biens inférieurs contiennent sans doute eux aussi des délices, mais non pas comme mon Dieu qui les a tous faits; car c’est en lui que le juste se délecte, et c’est lui qui fait les délices des cours droits 30.

5. 11. Ainsi donc, quand à l’occasion d’un forfait, on cherche le motif qui l’a fait commettre, on n’y ajoute foi d’ordinaire que si le désir d’obtenir un de ces biens, que nous avons dits inférieurs, apparaît comme plausible, ou bien la crainte de le perdre. Le fait est qu’ils sont nobles et beaux, même si au regard des biens supérieurs et béatifiques, ils sont méprisables et terre à terre. Il a tué un homme. Pourquoi l’a-t-il tué ? C’est qu’il aimait la femme ou le domaine de cet homme, ou bien qu’il voulait lui dérober de quoi vivre ou craignait de perdre par lui quelque chose de semblable, ou que, lésé, il brûlait de se venger. Aurait-il par hasard tué un homme sans motif, pour le seul plaisir de tuer un homme? Qui pourrait le croire ? Car si l’on a dit d’un homme dément et cruel à l’excès qu’« il était plutôt méchant et cruel sans raison », on a pourtant fait précéder cette parole d’un motif: « pour que l’inaction n’engourdît pas sa main ou son courage» 31. Mais ici encore, dans quel but? Pourquoi cela? Ah! c’est qu’il voulait, en s’entraînant ainsi au crime, prendre Rome, parvenir aux honneurs, au pouvoir, aux richesses, éluder la crainte des lois et les difficultés de l’existence dues à son manque de fortune et à la conscience de ses crimes 32. Non, Catilina lui-même n’a donc pas aimé ses forfaits, mais bien une autre chose qui les lui faisait commettre.

L’acte gratuit: le mal pour le mal.

6. 12. Moi, malheureux, qu’ai-je aimé en toi, ô vol qui fut le mien,ô forfait nocturne qui fut le mien à la seizième année de ma vie? En réalité tu n’étais pas beau, puisque tu étais un vol. Et même, es-tu quelque chose pour que je te parle? Ils étaient beaux, les fruits que nous avons volés, parce que c’était ta création, ô le plus beau de tous les êtres, créateur de toute chose, Dieu bon 33, Dieu qui es le bien suprême et mon vrai bien; ils étaient beaux ces fruits-là, mais ce n’est pas pour eux-mêmes que les a convoités mon âme misérable. Oui, j’en avais de meilleurs en abondance, et les autres, je les ai cueillis uniquement pour voler. De fait, à peine cueillis, je les ai jetés; je ne m’y étais régalé que de la malice qu’avec délice je savourais. Et même si une tranche de ces fruits est entrée dans ma bouche, c’est mon forfait qui en faisait la saveur. Et maintenant, Seigneur, mon Dieu, je me demande ce qui m’a charmé dans ce vol. Et voici qu’il n’y a aucune séduisante beauté; je ne dis pas une beauté comme dans l’équité et la prudence, mais aucune beauté non plus comme dans l’intelligence humaine et aussi la mémoire, les sens et la vie végétative; ni non plus comme la beauté des astres, parures des espaces, ou celle de la terre et de la mer remplies d’êtres nouveaux, qui sans cesse apparaissent à la vie à la place des disparus; ni même seulement comme cette sorte de malfaçon et d’ombre de beauté, que possèdent les vices trompeurs.

Le mal: imitation perverse de Dieu.

6. 13. Car l’orgueil lui-même singe l’élévation 34, alors que toi seul tu es Dieu, élevé au-dessus de tout. Et l’ambition! Que cherche-t-elle, sinon les honneurs et la gloire, alors que toi seul avant tous, tu es digne d’honneur et de gloire à jamais? Et la cruauté des puissants! Elle vise à inspirer la crainte; or qui est à craindre sinon Dieu seul? et s’il s’agit d’échapper ou de se soustraire à son pouvoir, quel être le peut et quand, ou, par quoi, par qui le peut-il? Et les caresses des voluptueux! Elles veulent se faire aimer; mais rien n’est plus caressant que ta charité, rien n’est aimé plus salutairement que celle qui par-dessus tout est belle et lumineuse, ta vérité. Et la curiosité Elle cherche à prendre les apparences de la passion de savoir; mais c’est toi qui possèdes sur toute chose une connaissance souveraine. L’ignorance elle-même à son tour et la sottise se couvrent des noms de simplicité et d’innocence, parce qu’on ne trouve rien de plus simple que toi. Mais quoi de plus innocent que toi, puisque ce sont leurs propres œuvrés qui sont pour les méchants des ennemies? Et la paresse! Elle se présente comme un désir de repos. Mais quel repos assuré en dehors du Seigneur? Le luxe veut prendre le nom d’abondance qui rassasie. Or, c’est toi la plénitude et l’inépuisable trésor d’une suavité qui ne peut se corrompre. La prodigalité se déploie sous ombre de libéralité mais celui qui dispense tous les biens en larges profusions, c’est toi. L’avarice veut posséder beaucoup; et toi, tu possèdes tout. L’envie dispute l’excellence qu’y va-t-il au-dessus de ton excellence? La colère cherche la vengeance; qui donc tire vengeance avec plus de justice que toi? La crainte se hérisse devant les dangers insolites et soudains, qui se dressent contre les choses aimées, pendant qu’elle veille sur leur sécurité; eh bien! pour toi quoi d’insolite? quoi de soudain? ou qui vient écarter de toi ce que tu aimes? Et ou se trouve, sinon près de toi, la ferme sécurité? La tristesse se consume de la perte des biens qui faisaient la joie de la cupidité, parce qu’elle voudrait que rien ne lui fût enlevé à elle, comme à toi rien ne peut l’être.

6. 14. Ainsi l’âme fornique, quand elle se détourne de toi et recherche, hors de toi, ce qu’elle ne trouve, pur et limpide, qu’en revenant à toi. Ils t’imitent, mais de travers, tous ceux qui s’éloignent de toi et se dressent contre toi. Pourtant, même en t’imitant ainsi, ils te désignent comme le créateur de tout être, marquant par là qu’il n’y a point de lieu où l’on puisse se retirer, pour être de toute façon loin de toi. Qu’ai-je donc aimé, moi, dans ce vol, et en quoi, fût-ce défectueusement et de travers, ai-je imité mon Seigneur? Ai-je pris plaisir à agir contre la loi, ne serait-ce qu’en fraude, parce que je ne pouvais le faire de vive force? et voulu ainsi, dans ma prison, imiter une liberté à la manque, en faisant impunément ce qui était interdit, par une ténébreuse parodie de toute-puissance? Voilà: c’est l’esclave qui fuit son maître, il a obtenu une ombre 35! O pourriture! O monstre de vie et profondeur de mort! Fut-il possible de prendre plaisir à ce qui n’était pas permis, pour la seule raison que ce n’était pas permis?

Digression. La préservation du mai est aussi une grâce.

7. 15. Que rendrai-je au Seigneur 36qui permet ce souvenir à ma mémoire sans que mon âme en éprouve de crainte? Je t’aimerai, Seigneur, et je rendrai grâces, et je confesserai ton nom 37 parce que tu m’as pardonné en si grand nombre mes œuvres mauvaises et criminelles. A ta grâce j’impute, et à ta miséricorde, que tu aies fait fondre mes péchés comme la glace 38. A ta grâce j’impute aussi tout ce que je n’ai pas fait de mal. Que n’aurais-je pu faire, en effet, moi qui suis allé jusqu’à aimer un forfait gratuit? Tout m’a été remis, je le reconnais et le mal que de moi-même j’ai fait et celui que, guidé par toi, je n’ai pas fait. Quel est l’homme qui, méditant sa faiblesse, ose attribuer à ses propres forces sa chasteté et son innocence, pour moins t’aimer, comme s’il avait eu moins besoin de ta miséricorde, par laquelle tu pardonnes leurs péchés à ceux qui se sont retournés vers toi 39? Car celui que tu as appelé et qui a suivi ton appel, eu évitant ce que lui révèle de moi la lecture de mes souvenirs et de mes aveux, eh bien! que celui-là ne rie pas de me voir guéri de ma maladie, par un médecin qui lui a permis à lui de n’être point malade, ou plutôt d’être moins malade. Qu’il ait donc pour toi autant, que dis-je plus d’amour; car celui grâce à qui je suis dépouillé, comme il le voit, des langueurs si grandes de mes péchés, c’est celui grâce à qui lui-même n’endosse pas, comme il le voit, les langueurs si grandes des péchés.

L’entraînement du groupe.

8. 16.Quel fruit ai-je retiré jamais, malheureux,de ces actes 40dont le souvenir maintenant me fait rougir, surtout de ce vol? En lui j’ai aimé le vol lui-même, rien d’autre, bien que le vol lui-même ne fût rien et moi par-là d’autant plus malheureux. Et pourtant, seul, je ne l’aurais pas fait – tel était alors, je m’en souviens, mon état d’âme – seul, je ne l’aurais absolument pas fait. Là, j’ai donc aimé aussi la compagnie de ceux avec qui je l’ai fait. Il n’est donc pas vrai que je n’aie aimé rien d’autre que le vol; ou plutôt si, rien d’autre, car cet autre même n’est rien. Qu’en est-il en réalité? Quel est celui qui pourra m’en instruire, sinon celui qui éclaire mon cœur 41 et en discerne les ombres? Pour quelle raison me vient-il à l’esprit de chercher, de discuter et de considérer ? En effet, si je les avais aimés alors, ces fruits que j’ai volés, si j’avais désiré en jouir, j’aurais pu, même seul, si cela eût suffi, accomplir cette iniquité et parvenir ainsi à mon plaisir, sans recourir au frottement de complices pour enflammer la démangeaison de ma convoitise. Mais puisque le plaisir pour moi n’était pas dans ces fruits, c’est qu’il était dans le forfait lui-même, dans le fait que nous étions associés pour pécher ensemble.

9. 17. Qu’était-il ce sentiment de mon âme? Bien sûr il ne fait pas de doute qu’il était pleinement et absolument honteux, et malheur à moi 42 qui l’éprouvais! Mais encore, qu’était-il? Le péché, qui le comprend?  43C’était un rire, comme im chatouillement du cour: nous jouions un bon tour à des gens qui ne se doutaient pas que nous faisions ces choses violemment opposées à leur volonté. Pourquoi donc trouvais-je mon plaisir à ne pas agir tout seul? Serait-ce encore parce que personne ne rit aisément tout seul? Personne sans doute ne le fait aisément, mais pourtant des hommes, même seuls et séparés de toute autre présence, sont gagnés par le rire quelquefois, quand un ridicule trop fort se présente à leurs sens ou à leur esprit. Mais cela, moi, étant seul, je ne l’aurais pas fait; non, je ne l’aurais pas fait, étant absolument seul. Voilà devant toi, mon Dieu, le vivant souvenir de mon âme. Seul, je n’aurais pas fait ce vol, car ce qui me plaisait en lui c’était, non pas ce que je volais, mais que je volais. Or, pour moi, être seul pour faire cela ne m’aurait pas plu du tout, et je ne l’aurais pas fait. O amitié trop ennemie, inscrutable séduction de l’esprit! Du jeu et de la plaisanterie naît un avide désir de nuire, un appétit de faire tort à autrui, sans nul souci d’avantage personnel, nul plaisir de vengeance; mais il suffit d’un mot « Allons-y! faisons-le » et l’on a honte d’avoir encore de la honte!

Conclusion.

10. 18. Qui peut démêler l’entortillement et l’infinie complexité de ces nœuds? C’est affreux! Je ne veux pas y fixer mes yeux, je ne veux pas le voir. C’est toi que je veux, ô Justice, ô Innocence! Tu es belle et parée de nobles lumières, et l’on ne se rassasie pas de se rassasier de toi! C’est le repos que l’on possède près de toi parfait et la vie inaccessible au trouble. Celui qui entre en toi, entre dans la joie de son Seigneur 44, et il ne craindra point, et il se trouvera souverainement bien dans le souverain bien. Mais moi, loin de toi, je suis allé à la dérive j’ai erré 45, mon Dieu, trop loin du chemin de ta stabilité, pendant l’adolescence; je me suis fait pour moi « région d’indigence »  .

Source : https://www.augustinus.it/francese/confessioni

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